au début, la fille qui lisait ne l'avait pas vu.
posé sur son étagère. parmi les autres.
il n'avait rien de particulier
sa couverture était même un peu terne
et
ses pages étaient même un peu jaunes
"et son résumé alors ?"
la fille qui lisait l'avait vaguement consulté,
comme on monte un escalier de deux en deux.
comme on écoute les gens qui se répètent.
"cliché"
c'est le mot qui lui était venu
et elle l'avait reposé.
aucun intérêt.
(mensonge ! mensonge !)
c'était pour ça ?
que la fille qui lisait ne lisait pas,
l'histoire de ce livre ?
...
non
elle ne lisait pas
car elle avait peur
peur de finir par l'apprécier
bien plus qu'elle ne le devrait
ce livre
le charme qu'elle avait trouvé
dans ses belles lettres courbées.
et ses fines pages cornées.
elle le voulait.
ma foi
il était bien beau,
c'est vrai,
ce livre.
et elle en finissait par le fixer.
à longueur de journée.
mais elle avait peur qu'on la surprenne,
à le dévisager,
le scruter,
et putain autant l'assumer:
à le bouffer des yeux.
ce livre disgracieux.
ce livre qui lui faisait dos. assis dans son rayonnage.
sans même la voir.
elle refusait que l'on voie son intérêt
pour ce livre si peu singulier.
(mais si beau !)
c'était pour ça
que la fille qui ne lisait pas observait.
et quand
les gens sans peur
les courageux et les impavides.
quand ils le prenaient,
et que le livre s'ouvrait
prêt à raconter ses secrets,
révéler son histoire,
alors elle,
elle l'écoutait.
le bruissement des pages tournées
pareil à des murmures.
et les mots relevés
trouvés
alignés
pareil à des rires.
alors elle tendaient ses oreilles
et prêtait son ouïe
au timbre rauque des dialogues.
et aux échos des paragraphes.
Il racontait bien,
le livre.
ses phrases étaient désordonnées
parfois mal formulées.
comme du verre pas poli.
ou une étagère pleine de poussière.
mais ses mots...
ses mots étaient beaux.
il utilisait les mots chauds.
les mots comme l'été, le rouge, le ciel, le chocolat, le soleil, le miel, les papillons, les piques-niques, les fleurs, la guitare, les feux d'artifice, les habits neufs et la crème des gâteaux: celle qui fond.
les mots de l'amour.
et la fille qui observait adorait
sa voix un peu rêche,
comme les vieux habits troués qu'on garde par nostalgie.
ses lèvres un peu sèches
de quand il n'avait pas assez bu.
et alors quand ces gens sans peur
ces "quelqu'un" sans nom,
et ces "personne" que l'on connaît
l'amenait,
le livre.
alors la fille ne pouvait plus lire,
plus observer,
plus écouter.
alors la fille qui adorait pensait.
elle pensait à lui,
à ce livre
à ses canines comme des diamants
ses sourires comme les plumes des oiseaux.
ses yeux comme des morceaux de caramel.
ses cheveux comme la fourrure des oursons.
son souffle comme les vagues de l'océan.
et alors
la fille qui lisait tomba
pour le livre qu'elle ne lut pas.
"la fille qui ̶l̶i̶s̶a̶i̶t̶ aimait"
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écrit 18 octobre 2023/ finit 21 octobre 2023