Digestif.

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"IL EST INTERDIT : d'introduire ou de consommer des boissons alcoolisées dans l'établissement. "

Françoise Salesse. Sacré dossier. Trente ans de dépression et de routine dans l'exercice de ses fonctions d'enseignante auront eu raison de sa sobriété. Je ne suis pas de ces petits bourgeois qui jugent sévèrement la compétence des profs avant de les écouter parler, mais il semble tout de même que Françoise Salesse ait pu apparaître comme une prof merdique.

   A supposer qu'elle ne fut pas toujours laide, son état psychologique l'avait quand même amochée : son mal de bide d'adolescente complexée avait fini par lui monter à la gueule. Ne restait qu'un monstre légèrement effrayant, mais franchement repoussant, avec de la bave séchée aux commissures des lèvres. On assistait avec peu d'enthousiasme aux cours de biologie, on avait rien contre, mais non, vraiment, on insistait pas, on en redemandait pas, on s'en serait même assez facilement passé. Surtout que c'était le samedi, ce jour maudit où les arts appliqués ne sont pas là. Sans Ludivine, sans Lucie, pourquoi venir? Le vendredi soir, j'étais toujours un peu désemparé : ça va, c'est bon, c'est le week end, pourquoi en remettre une demi journée? Pas d'heure d'étude, pas de cantine, pas de glande : on vient pour seulement trois heures de TP de science. Autant le dire : on vient pour rien. Mais alors là, en cours avec Salesse, l'absurdité du samedi matin se transformait en interminable periple dans le désert. Seconde après seconde, biotope après génome, stratosphère après gamète, trompe de Fallope après epididyme, le temps s'étirait lamentablement comme les lendemains de cuite, où tout est trop lent et rien n'a de goût.

   Madame Salesse avait la solution, elle, pour supporter ces propres cours : elle s'isolait un instant dans un laboratoire caché, et revenait avec plus d'entrain. On prétend qu'elle en profitait pour picoler, la petite cachottiere. Cette légende n'a jamais été scientifiquement démontrée, mais au vu de son teint rougeaud et de son phrasé laborieux, c'est tout à fait probable. Et pour l'avoir entendue improviser en plein cours un sketch de Muriel Robin, je pencherai carrément vers la thèse de l'alcoolodépendance. Enfin, là, on était censés bosser, et à ce moment précis, oui, j'aurais préféré travailler plutôt que devoir sans décéder écouter le petit spectacle de cette vieille Muriel Robin sous prozac. Comment supporter cette embuscade affligeante où on avait envie de tout, sauf de se moquer, tellement on ne tire pas sur un cadavre qui devale une pente?

   Et puis, le temps passant, je te comprends, Françoise. L'alcool, pourquoi pas. Toujours mieux que le meurtre, pour passer le temps. Ce petit godet en douce derrière la cravate, pour toi c'était l'aventure, c'était l'ailleurs. Seule récréation possible. Moquée par tes élèves, méprisée par tes collègues, seule dans la vie, seule dans le boulot, seule en dehors de la vie, seule en dehors du boulot, seule, seule, seule, bordel! Alors l'alcool, oui. Personne pour juger. Juste un petit tête à tête avec la bouteille. Conctact sensuel, petit frisson d'interdit. Et puis la mise en scène de la cachotterie, ça aussi c'est excitant. Tout faire pour que personne ne voie. Sauf que, trop bourrée, on est moins vigilante, alors on fait n'importe quoi, on picole en plein labo, et des soupçons se portent sur toi. Mais ils ne t'auront pas, ces salauds qui veulent te sauver. Ils ne pourront rien prouver. Et puis ils s'en foutent, ça tombe bien.

Digestif.Where stories live. Discover now