5. À l'époque Bajir suçait des mecs pour du fric

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La mousse du fauteuil est molle et elle fuit en nuée de mousse jaune autour de lui, Bajir, pendant qu'il se souvient, au lieu de dormir. Pendant qu'il s'imagine ce qu'il aurait pu dire, ou ce qu'on lui aurait dit en d'autres circonstances, ou ce qu'il s'est passé ou pas passé tout à l'heure.

Par exemple : comment les choses auraient tourné si son mari de journaliste était revenu plus tôt. Amelissa Mao est dans la tête à Bajir (voilà ce qu'il s'imagine, donc, Bajir), elle le menace d'un couteau, dit qu'elle ne sait pas qui il est. Elle est folle, elle a des orbites fabuleuses.

- Casse-toi de chez nous saloperie, casse-toi avant que jé te plante.

Parfois ce sont des regrets de n'avoir pas su dire, ou prononcer les mots. Souvent, Bajir a l'impression de n'être pas. D'être un spectre en cavale. De ne pas être habité de conscience. De n'avoir pas de langage à offrir. Ici, il aurait pu raconter comment il a pris peur, une nuit, à l'arrière d'un camion rempli d'interpelés. Comment des hommes le doigt sur la gachette lui ont hurlé de ne pas sauter du train en marche. Comment il a sauté du train en marche et comment il ne s'est pas retourné. Personne n'a tiré. Il y a de la mousse jaune dans ses mains, spongieuse.

D'autres choses le bercent. On l'appelait Mao quand elle avait vingt ans. Avoir vingt-et-un ans, pour elle, c'était perdre un organe. Bajir l'a toujours trouvée belle. Il la voyait marcher de loin dans sa doudoune. 

D'autres fois ça se passe mieux. Le journaliste est là (voilà ce qu'il s'imagine à présent, Bajir). Finalement ils mangent ensemble avec les doigts. Boivent de l'eau. Pissent porte ouverte. Tout va bien. Soudain elle lui dit mais tu sais qu'à l'époque Bajir suçait des mecs pour du fric. Elle rigole. Elle a des graines coincées dans les mollaires, elle sait y aller avec les ongles. Bajir a du mal à pigmenter la tête ou le visage du journaliste. Il ne sait pas comment il se sent. S'il rentre maintenant, pense Bajir, je vais devoir me retourner d'un coup, sauter du balcon sans rien voir. Il cherche avec la tête quelque chose à manger pour plus tard. Ça ne lui pose pas de problème de voler quelque chose à quelqu'un. Elle s'en remettra, Mao. Avant d'avoir vingt ans, elle est là, un pot de confiture dans sa poche ou son poing, devant ta porte entrouverte à te dire c'est bon, ça va, je te réveille pas, tu veux goûter la majoun que j'ai trouvée quelque part ?

BajirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant