11. Les os surnuméraires

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Bajir pendant que Maarko parle : plein de bleus, plein de craie sous les ongles. Parle plus que d'habitude, Maarko, besoin de fermer les yeux, s'en remettre à la gorge. On ne sait pas s'il est triste ou camé par quelque chose. Il se sert de ses doigts pour sentir chez Bajir les os surnuméraires. Œil mis sous les paupières il dit :

- C'est la mer qui manque le plus. La mer et puis parler la langue.

Maarko vient d'un endroit où (il dira simplement : c'est au bord de la mer, c'est à plus de tant d'heures de distance, c'est perdu sur la côte, c'est un héritage familial, la mer est tellement bleue là-bas que l'eau est noire et pleine de fils cobalt), où il est possible d'expérimenter la sénérinité sans rien faire d'autre que de chercher une ombre à son épaule. C'était difficile pour lui d'y retourner (Bajir en position inconfortable, Maarko sent la sueur et les cuirs), c'est à cause des trains ou de la situation actuelle. Là-bas, disait Maarko, tout ce que tu fais c'est sortir un peigne de ta poche et te regarder faire. Après, c'est le bruit des vagues qui cognent à la falaise. Il dit même que la nuit, quand la lune est lueur, toutes les vagues raréfiées sont dans la stagnation et on voit les rouleaux lents perclus de fils, de blanc, c'est ce qui les fait remuer humblement (il a dit humblement). 

- Peut-être que c'est l'onde ou la forme que l'écume prend la nuit. J'ai grandi dans cette lumière, tu  sais.

Maarko disait avoir grandi dans cette lumière. Puis :

- Quand je quitte la maison, je suis là à fumer une cigarette sur les marches au perron, et je me passe moi-même une couche de cirage sur le cuir des chaussures... Et puis je m'en vais dans le gravier avec le bruit des vagues à la falaise.

Bajir a de l'ongle près du mauve sous les yeux, on dirait qu'il lui cherche à l'aveugle les os lacrymaux. Il ne dit rien. J'ai le pouls plus calme là-bas, pensait Maarko, c'est ce que je me dis toujours dans le train du retour, quand la voie borde la falaise, et là le pouls remontera lui-même progressivement jusqu'à ce que l'ombre des boulevards l'achève.

- On me tient la porte en entrant, monsieur, monsieur, monsieur, je me repeigne en arrière quelques fois et les cigarettes n'ont plus de goût dans ma bouche, c'est autre chose, le bruit des talonnettes aux lames, des portes, des portes, des portes, des miroirs sans aucun bruit, le regard par en-dessous, il faut que je redresse l'épaule, là-bas je perds facilement un ou deux centimètres d'envergure à force d'avancer l'épaule, une fois de retour à l'ambassade il faut ouvrir les omoplates en grand, si tu savais...

Maarko se revoit refermer le troisième bouton avec le majeur.

- On m'ouvre des portes, des portes, le petit marquis du cabinet est là à me tendre les yeux, ce garçon c'est un singe, je fais semblant de ne pas le voir, je lui demande une minute avec les doigts et me voilà dans mes appartements privatifs où m'attend le successeur de Ruibé accompagné d'un nouveau gaupe chétif, il s'appelle Bajir me dit le successeur de Ruibé.

Maarko ne me demande même pas, pense Bajir, tu te souviens de ça ? Il y a un instant de silence alors il (Bajir) prend la peau du silence pour de l'eau et il boit. Les clopes de l'ambassade sont longues et pleines d'épices, dit Maarko, mais sans goût.

- Je lui en offre une, il était chétif, oui. Là, j'ai défait mes chaussures devant lui, il ne disait rien le gaupe, il me voyait faire.

Maarko manie la langue comme personne car ce n'est pas sa langue. Il y vit en béance, sans accent, sans faux rythme, mais on sait en restant à l'écoute que ce n'est pas sa langue. Il dit :

- Le successeur de Ruibé l'avait mis là au centre de la pièce, il lui avait dit d'enlever le haut, de lever les bras pour qu'on lui voit l'aisselle et j'ai regardé ça, j'ai cherché les veines bleues. Tu sais comme le retour ici et le train me fait toujours le pouls tendu, c'est fatiguant d'avoir un pouls comme ça.

Il se met mieux sur l'épaule ou le coude, une partie de son poids dans un autre bras, et Bajir voit une langue de son ombre posée se mouvoir. Maarko dira qu'il a toujours une paire de moulés sous son lit.

- Les crampons laissent des traces sur le parquet, c'est comme ça, mais il y a un ballon dans l'armoire.

Là-bas, sur la falaise, Maarko ne jouait jamais seul. Il pense : j'étais dix. Le dix tire les coups francs, il a les mains sur les hanches avant le sifflet. Il y a un moment de calme avant la tension dans le pied, il faut être flexible à la cheville. Maarko alors : costume en haut, crampons moulés en bas, une longue épicée à la bouche. 

Maarko dit :

- J'ai tiré un tir tendu, rectiligne, sans effet, avec le coup du pied, en rentrant dans le ballon, comme ça, et le ballon a tapé le plexus du gaupe.

Il rit, c'est dans ses yeux, il ne rit pas, je veux dire, il n'y a pas de son dans sa bouche, tout passe dans, par, sous ses yeux, c'est une question de secondes.

- Bajir, il s'est retrouvé par terre et le souffle coupé. Et j'ai remis mes chaussures de ville pour reprendre le chemin des couloirs et du petit marquis.

Maarko s'en est tenu au silence. Un silence épais, une fumée ronde, lactée. La cheminée de l'appartement brille dans le parquet, ça se reflète dans les lames vitrifiées. Il n'y a pas de source de lumière, non, rien, pense Bajir. Les doigts de Maarko sont au cuir chevelu. Il est là-bas encore. Il entend les échecs de la vague à s'unir à la pente des falaises, la chute des filaments dans la matière gercée, le coup du pied qui fouette le cuir légèrement par en dessous, pour lui donner une direction plongeante, en feuille morte, le staccato des fers du train lourd sur la voie, ou des portes qu'on ferme, le gravier défloré par la plante, semelle après semelle, comme on crèverait la neige qui n'a pas encore eu le temps de dégorger quand le ciel blanc pèse lourd, l'hiver, sur la voix de la mer.

Maarko : il est resté longtemps dans cette écoute. Dans cette tension des bleus de l'autre, la chaleur immobile, la remontée des bulles de gaz au labyrinthe intestinal piquantes à la conque de l'oreille. Bajir entend ça, sait ça, ressent ça lui aussi dans l'attente.

Maarko s'est levé pour ouvrir une fenêtre et boire à la nuit lente. Ce que dira Maarko, c'est que le gaupe est reparti courbé, et que le successeur de Ruibé était un homme intègre, il va changer de sujet. Il raccompagnait les filles à la nuit, après, il les payait convenablement, alors que lui aussi il crevait de faim. Ce fut tout. C'était une mélancolie ravaudée de toute pièce, une espèce de manipulation. Bajir savait, mais que pouvait-il faire d'autre avant que Maarko dise enfin : prends ton argent, Bajir, rentre chez toi maintenant. 


BajirWhere stories live. Discover now