Vendredi 7 mars

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Vendredi 7 mars, à Phoenix, Arizona.



Chère Ashley,


Comme tu t'en doutes sûrement au vu du nombre affolant de missives semblables que l'on dépose chaque jour dans ton casier, ceci est une lettre d'amour.
Oui, une lettre d'amour, ce qui signifie, bien évidement, que je t'aime.

Tu trouveras sûrement ça banal, et, je ne pourrais pas t'en vouloir, considérant qu'une bonne moitié de la population masculine de notre lycée t'as déjà déclaré son amour, et que les autres se contente de baver sur des photos de toi et de jouir dans leur pantalons quand tu poses ton sublime regard hautain sur leurs misérables personnes. Mes congénères sont parfois réellement pitoyables.

Enfin, quoi que probablement banales, les choses sont ce qu'elles sont, et, sans doute assez malheureusement pour moi, je t'aime.


J'imagine que tu te poses les questions d'usage dans ce genre de situation – ou peut être pas, mais je vais prendre le parti d'y répondre quand même. Quitte à se dévoiler, autant y aller jusqu'au bout.

En fait, je t'aimais bien avant que nous entrions au lycée, et j'ai bien peur que mon histoire d'amour – à sens unique – ne soit qu'un immense cliché...
Je t'épargnerai donc les détails, et me contenterai de t'indiquer qu'à neuf ans, l'innocent que j'étais tomba, assez naïvement je dois dire, sous le charme de la jolie fillette blonde qui lui adressait un grand sourire mouillé dans le parc de son lotissement (Eh oui, on habite le même lotissement. Et j'ai aussi été dans la même école primaire, et au même collège que toi – et parfois même dans la même classe. Pas sur que tu m'aies jamais calculé, cela dit.).
En fait, tu semblait en proie à un chagrin inconsolable (tes parents refusaient de t'acheter une glace), et, jeune galant en détresse devant les larmes d'une femme, je tentais d'apaiser ta peine par une offrande (je te donnais tous mes bonbons), provoquant ainsi le désastreux sourire qui scella, bêtement, et sans doute irrémédiablement, mon destin. Que celui qui n'a jamais péché dans sa jeunesse me jette la première pierre : J'avais neuf ans, je ne connaissait encore rien à la vie, et, à ma décharge, tu étais encore plutôt mignonne à l'époque.

(Tu t'offusquera peut être du passé employé dans la phrase précédente, mais, soyons honnêtes, on pourrait difficilement aujourd'hui te qualifier de « mignonne ». De sexy, de magnifique, de majestueuse, de glaciale, de mortelle, oui. De mignonne, non. Absolument pas.)


Quoi qu'il en soit, il apparaît clairement que je n'ai jamais réussis à me débarrasser de ce malheureux béguin d'enfance, d'où cette lettre.

Je me suis longtemps demandé ce que je pouvais bien te trouver de plus attirant qu'aux autres filles que j'ai fréquenté au collège et au lycée.
Si tu es, certes, sublime (1m68 de peau claire sans défauts, d'éclatants cheveux blonds, de traits harmonieux, de courbes généreuses, de vêtement griffés, et de grands yeux noisette, encadrés de cils longs à se damner, n'étant tout de même pas négligeables), on ne peux pas vraiment dire que tu sois particulièrement gentille, charmante, aimable, douce, ou quoi que ce soit de ce type. Tu es plutôt joliment insupportable à vrai dire.

Un désintérêt du beau sexe envers ma personne aurait sûrement pu expliquer cette obstination dans un amour clairement vain, mais il s'avère, en fait, que je suis plutôt populaire auprès des demoiselles. Je suis d'ailleurs sorti durant ma scolarité avec plusieurs filles assez jolies (voire carrément belles) et plutôt gentilles, mais, à mon grand désespoir, je ne suis jamais réellement parvenu à te sortir de ma tête.
(De mon cœur, dirais-je si je voulais faire dans le romantisme baveux, mais, comme tu l'auras sûrement deviné, ce n'est pas trop mon genre.)

Au final, faute de trouver une meilleur explication, j'en suis arrivé à penser, assez philosophiquement je dois dire, que l'homme recherche invariablement ce qui le détruit. (Ce n'est après tout pas dénué de logique : l'homme étant bien celui qui créé ces choses comme la guerre, l'inégalité, ou la pollution.)

Ce que je veux dire, pour en revenir au sujet qui nous intéresse ici, c'est qu'il apparaît clairement, du moins pour une personne possédant un minimum de lucidité (à contrario de mes contemporains en pâmoison permanente), que tu es TRES loin d'être le parti idéal. Exception pouvant être faite dans le cas d'une recherche de pénitence à travers tortures et tourments éternels, j'en conviens. Sans vouloir t'offenser, bien sûr. (Du coup, finalement, je suis peut être juste maso. Je ne sais pas. Ça expliquerai pas mal de choses.)

Tu es bien la pire garce que je connaisse, et j'en suis parfaitement conscient. Malheureusement, comme on le dit si bien, « le cœur a ses raisons que la raison ignore » hein. Ce que je m'en serais passé de ce genre de proverbe à la con.
Bref, j'ai fini par me résigner à attendre que cet amour absurde s'épuise avec le temps, faute de réussir à m'en débarrasser en raisonnant. Candidement, je m'étais dit, en t'observant grandir en même temps que moi, que ton comportement ignoble avec toute autre personne que toi même finirait bien par avoir raison de mes jeunes ardeurs. Que nenni. J'aurais espéré en vain.

Je t'ai regardé. Je te regarde tout les jours, presque sans jamais te quitter des yeux, depuis des années. Je t'ai vu humilier des gamins de sixième, harceler les quelques filles qui avaient le malheur d'être un peu trop jolie, un peu trop populaire à ton goût, asservir les autres, faire chanter les profs, passer de mec en mec, et finalement, jouer à devenir peu à peu la pire salope de l'univers. Mais mon amour n'a jamais disparu. Pire, mon désir pour toi n'en a été que plus fort, c'était presque à m'en dégoutter de moi même. Quel connard je dois être au fond, pour pouvoir tellement aimer une fille comme toi.


Ne le prend pas mal, mais à ce stade, c'est normal que je me poses des questions non ? Ce n'est pas comme si tu n'avais pas conscience de qui tu étais, après tout. Tu es très loin d'être une idiote, Ashley.

Depuis tout ce temps que je te connais – de loin, certes, mais tout de même – je n'ai, à l'instar de cet affreux béguin, jamais réussis à faire disparaître l'utopique désir, l'increvable espoir caché tout au fond de moi, que tu puisses être, au fond, autre chose qu'une pouffiasse cruelle et sans cœur. Je t'ai regardé si longtemps, jusqu'à m'en brûler les rétines, je te connais presque par cœur. J'aimerai pouvoir voir autre chose. Toujours cet idiot et illusoire désir de croire que tu pourrais être quelqu'un de meilleur, que je pourrais faire de toi quelqu'un de meilleur – non pas que je sois moi-même la meilleure des personne. Comme quoi, finalement, je dois bien avoir quelques invincibles et insupportables profondeurs romantiques. J'en ai la nausée.


Que dire d'autre ? Au final, le résultat, c'est que je suis amoureux de toi, et comme on dit, c'est vraiment pas de chance.
Je ne me leurre pas sur les conséquences qu'aura cette lettre. Ce n'est qu'une lettre de plus parmi la dizaine de lettres d'admirateurs du jour. Je n'attend aucune réponse ni aucun changement de comportement de ta part – ce serait bien trop miraculeux à ce stade. Je n'espère même pas que tu lises cette lettre à vrai dire. Comme je te connais, ça ne m'étonnerais pas que tu te sois lassée, et que tu jettes tout ce papier rose direct à la corbeille. Bah...
Pour être honnête, tout ce que j'espère, c'est que ce grand saut réussira là où tout le reste a échoué, et que je sois finalement libéré de mes sentiments.

Quelle connerie quand même, pour un mec lucide dans mon genre, d'être tombé fou amoureux de la fille la plus insupportablement horrible que le monde ait portée.



Bien à toi, ma cruellement belle Ashley,


Sam Blackwelt

Lettre d'amour à une insupportableWhere stories live. Discover now