Ses nombreuses errances nocturnes, mornes et solitaires ont souvent conduit, Philippe, telle une épave à la dérive vers des troquets, pontons salutaires où comme nombre de ses semblables il venait s'y échouer afin d'étancher sa soif d'oubli. Être insignifiant, sans étiquette, il s'accouda au zinc usé du bar à l'endroit même où quelques minutes plus tôt une pauvre âme était venue s'éteindre de désespoir. Petit employé, gratte papier d'un quotidien de boulevard, Philippe n'était à ce moment-là rien de plus qu'une plume bon marché au service d'un rédacteur esclavagiste, ignorant son talent qu'il perdait à mesure dans les effluves d'alcool et d'opium. D'un signe de la tête il invita son complice d'un soir, l'antipathique tenancier du bar, à noyer son spleen dans l'absorption successive de verres d'absinthe frelatée. La fée verte allait rapidement brouiller ses idées et ses tripes si son regard presque éteint n'avait été attiré par la présence incongrue en ces lieux d'une beauté à la longue tignasse couleur rouille et aux yeux de la couleur de son péché éthylique. Si le début d'ivresse le gagnant lentement ne l'avait fait vacillé de son perchoir, l'homme n'aurait sûrement jamais remarqué la présence intrigante de l'élégante intruse dans ce bouiboui miteux se situant, certainement, à des années lumières des établissements guindés habituellement fréquenté par la belle. Attablée seule, la charmante incongruité avait semble-t-il jeté son dévolu sur son insignifiance car son doux regard émeraude pesait de toute son essence sur l'âme famélique du solitaire ivrogne. Cédant à son invisible appel Philippe se dirigea à sa table balbutiant une politesse insipide avant qu'elle ne l'invite à s'assoir d'un sourire discret. Cette soudaine promiscuité lui permis de détailler plus avant son hôtesse, visage triangulaire accentué par la choucroute gracieuse de sa coiffure découvrant des épaules à la peau pâle diaphane mouchetée de discrètes taches de rousseur. Sa poitrine ronde était emprisonnée dans une camisole de fin lin blanc dont la fermeture sur l'avant laissait entrevoir le relief de seins fermes surmontant un ventre n'ayant pas encore connu les outrages de l'enfantement. Une robe noire dissimulait à son regard malsain des jambes certainement en accord avec le reste de l'harmonieuse silhouette. L'ensemble éveilla des pensées de luxure et ainsi maladroitement il mit carte sur table en déclarant d'entrée de jeux ne pas disposer d'assez de ressources financières pour profiter des quelconques services que la Dame allait sans nul doute lui proposer, car après tout qui, à part une fille de joie, serait assez téméraire, ingénue ou naïve pour lier connaissance avec un goujat attiré par la seule lubricité que lui inspirait la gente féminine. Son sourire s'accentua et loin d'être outragée par le manque de tact du goujat, elle lui répondit simplement que ce n'était pas elle qui était là pour lui proposer un service mais bien le contraire. Il eut pour seule réponse un sourire pathétique car que pouvait-il apporté à celle qui semblait avoir tout ce qu'elle pouvait souhaiter sans trop d'effort, d'un simple sourire ou d'une étreinte.
Son esprit vagabondait de pensées en rêves utopiques lorsque Philippe fut abruptement interrompu par la poigne de l'acariâtre tenancier impatient de récolter l'entier de son ardoise. Là encore la rouquine, anticipant le conflit, saisi délicatement la main du malotru dont le visage se décomposa en un rictus de douleur mêlé de dégout et de peur chose étrange pour un homme de cette corpulence dont la vie devait avoir suffisamment endurci la couenne pour ne pas paniquer aussi aisément. De plus, il était évident que la belle n'avait pas la poigne d'un robuste docker bien au contraire, sa poigne ne pouvait causer plus de douleur sur le bras de ce pachyderme que les serres d'un moineau sur la branche épaisse d'un chêne. Avortant le conflit et dans le but de calmer les esprits échaudés, elle commanda deux autres verres puis après avoir réglé l'entier des impayés de l'ivrogne, ils burent d'un trait leurs consommations avant qu'elle ne l'invite à quitter prestement ce lieu mal famé afin de poursuivre leur conversation en toute discrétion.
Depuis l'éther obscure, Séléné de son œil pâle et trouble observait, indifférente, le couple si mal assorti que Philippe composait avec sa singulière cavalière. Cheminant dans le dédale de ruelles en cette heure tardive fréquentées par des grues alpaguant le promeneur solitaire qu'était habituellement Philippe, le détroussant de ses derniers sous non sans lui avoir, au préalable, vidé les bourses. Cette nuit-là toutes ces créatures l'ignoraient à l'exception de l'une d'entre elles, une tzigane connue pour ses dons de clairvoyance en plus de ceux de l'amour, qui, à sa plus grande stupeur, se mit à hurler de terreur à leur passage. Cette deuxième démonstration d'épouvante à l'encontre de sa mystérieuse compagne eut le désagréable effet d'implanté en lui la graine de la crainte et ce qui aurait dû se dérouler comme une orgueilleuse démonstration publique d'un bonheur, certes illusoire, se mua alors en une fuite éperdue vers la sécurité toute relative de son pathétique meublé.
