La tente de Larsen est très sobre. Mais, il s'y dégage une atmosphère apaisante. Des bougies allumées embaume l'espace d'une odeur étrangement boisée. L'ameublement est rudimentaire, comme pour les nôtres. Il y a un grand bureau au centre, un lit de camp sur le côté et quelques chaises.
Il me tend un thé. Songeuse, je prends la tasse brûlante dans mes mains pour me réchauffer. Depuis que j'ai eu ma vision, je me sens bizarre. Ma tête s'est mise à tourner et j'ai la désagréable sensation de frissons sur toute la surface de ma peau. Je fixe le vide devant moi, absorbée encore par les images que j'ai vue.
— Ça t'arrive souvent d'avoir des visions ? me demande-t-il.
Je secoue la tête.
— C'est la troisième fois.
— Toutes de manière incontrôlée ?
Je hoche la tête.
Puis après un long silence de tourment, je me redresse et plante mes yeux dans ceux du jeune homme.
— Pourquoi ? Pourquoi j'ai des visions qui se réveillent à certains moments ?
Larsen fait quelques pas et finit par s'adosser à son bureau en croisant les bras.
— C'est difficile à expliquer. Quand on n'a pas développé ses pouvoirs pendant l'enfance ou l'adolescence, il se peut qu'ils se manifestent de manière incontrôlée à l'âge adulte.
J'avale une gorgée, et me replonge dans mes pensée.
— Comment tu as su que j'étais en pleine vision ?
— Tes yeux. Ils étaient tout blancs, retournés. Tu avais l'air ailleurs. Tu l'étais.
— Et comment tu as réussi à me tirer de là ?
— Oh, c'est très simple. Quand quelqu'un est envahi par une vision, son chakra du troisième œil s'active plus intensément et l'énergie se concentre massivement à ce niveau, entre les deux yeux. Appuyer légèrement dessus suffit à évacuer l'énergie et à ramener la personne à elle, si le délire n'est pas trop fort.
Je hausse un sourcil, intriguée.
— Comment tu sais tout ça ?
— Tout le monde le sais. Mais, comme toi tu n'as pas grandi dans la diversité des autres Ordres...
— ...Je suis une ignorante, je réplique sans qu'il termine sa phrase.
Larsen hausse les épaules m'accordant un regard bienveillant.
— Ce n'est pas de ta faute.
Je pousse un petit soupire et avale une gorgée de thé supplémentaire avant de replanter mes yeux dans ceux de l'intendant.
— Les visions, on peut les contrôler ?
— La magie, c'est très complexe.
Merci, ça va vraiment m'aider à avancer.
— Tu n'as pas répondu. Est-ce qu'on peut les contrôler ? j'insiste alors un peu nerveuse.
Parce que si ce n'est pas possible, je prends un énorme risque à rester ici. Si Larsen s'en est rendu compte, ce n'est plus qu'une question de temps avant que ce soit le tour des autres.
Larsen finit par acquiescer ce qui me détend un peu.
— Tu peux réussir à les déclencher et à les faire cesser. Mais, il faut avoir acquis une maîtrise de ses pouvoirs et de son esprit suffisante.
— Et, comment on fait ?
— Je ne suis ni Fée, ni Sorcier, je ne suis donc pas la personne la plus à même de répondre à tes questions. Mais, je peux essayer de te trouver des livres qui pourraient t'aider.
Je hoche la tête et ne répond pas. Je me replonge dans mes pensées, revoyant dans ma tête les souvenirs de cette vision.
— J'ai vu Nikolaï, je finis par déclarer, le regard vague.
Larsen tire une chaise vers moi et s'assoit.
— Tu veux me raconter ?
Je fixe toujours dans le vide, passant en revue les images qui m'ont assaillies juste avant.
— Il y avait Dimitris Silva. Je crois que c'était quelques jours après le début de la Formation. J'en suis même sure, même si je ne peux pas affirmer pourquoi. C'est étrange parce qu'il semblait lui faire déjà beaucoup de reproches.
— Des reproches ? répète Larsen, intrigué.
— Il lui disait qu'il était déçu de la Formation, qu'il ne le sentait pas présent comme il l'avait espéré.
Larsen fronce légèrement les sourcils, attentif.
— Ça t'étonnes ?
— Oui, plutôt. Ce n'est pas cohérent avec les lettres qu'il m'envoyait son propos. Elles étaient remplies d'éloges à son égard.
— Peut-être que leur relation était conflictuelle au début, mais qu'ils se sont rapprochés par la suite, tempère-t-il.
Je hausse les épaules.
— Peut-être.
— Dimitris Silva est quasiment un fantôme ici. Même nous, intendants, professeurs et formateurs, on ne le voit jamais. Nikolaï avait sûrement imaginé autre chose et il s'en est indigné, suggère-t-il.
Cela tient la route.
— Il y a eu quelque chose d'autre.
— Quoi donc ?
— Silva lui a demandé de se rendre à son bureau pour discuter de la scène. Il faut que je sache ce qu'ils se sont dit. Est-ce que tu sais comment induire une vision ?
Larsen a l'air un peu embêté. Il mets quelques secondes avant de répondre.
— De ce que je sais, c'est compliqué à ton niveau de le faire. Mais, tu peux toujours te rendre près des lieux et espérer qu'elle revienne. A condition d'y aller quand personne n'y est, la nuit par exemple. Le mieux c'est qu'une personne de confiance t'accompagne au cas où il faudrait te sortir de ton état hypnotique.
— Je n'ai personne de confiance.
— Ça c'est discutable, sourit-il.
Je lève un sourcil, et le toise du regard.
— Tu ne lâcheras pas l'affaire, n'est-ce pas ?
Larsen laisse échapper un petit rire.
— Tu n'y arriveras pas toute seule, petite Fée. Tu t'attaques à un véritable géant, je te l'ai déjà dit.
Je plisse les yeux, croise mes jambes et m'adosse davantage sur ma chaise.
— Je peux te poser une question ?
— Je suis de toute écoute.
— J'ai observé la manière dont tu préoccupais des étudiants Archers. Elle était celle d'un véritable intendant.
— Et ? Ça te surprend ?
— Plutôt, oui. Tu n'es pas plus intendant que je ne suis élève. Et pourtant, tu sembles t'impliquer pleinement dans ton rôle.
Larsen semble surpris de ma remarque. Il se redresse, décroisant ses bras.
— Ce n'est pas parce que je suis ici pour mener des enquêtes que je ne peux pas prendre au sérieux mon rôle. Les élèves n'y sont pour rien là-dedans. Je ne peux pas les laisser à l'abandon, alors qu'un vrai intendant aurait pu prendre ma place. Je suis Archer, Katherina. Je suis sensible à leurs problématiques parce qu'elles me concernent. Alors oui, je remplirai mon rôle jusqu'au bout pour vous aider. Vous êtes déjà négligés par votre formatrice et par les autres membres du corps enseignant. Je ne veux pas faire de même.
Je hoche la tête, plutôt agréable surprise par sa réponse. Larsen n'est peut-être pas si pire que ce que je pensais.
Larsen a une place assez particulière. Il est la seule personne qui est au courant de mon identité. Ainsi, il est le seul à pouvoir me faire chanter, mais aussi le seul à pouvoir m'aider.
Je ne suis pas sure de pouvoir réellement lui faire confiance, mais quoiqu'il en soit il est là, et semble avoir bien plus d'expérience et de ressources que moi.
Je me surprends à vouloir me confier.
— Je suis allée rendre visite à Sacha Andreev. Il n'a rien voulu me dire sur Nikolaï. Pourquoi j'ai la désagréable impression qu'aucun enseignant me parlera facilement de lui ?
— Essaie les élèves, me répond-il sûr de lui.
Je fronce les sourcils, et secoue la tête, intriguée.
— Quoi ?
— Les anciens de la Deuxième Congrégation. Tente avec eux. Ce sont eux qui ont passés leurs journées pendant des mois avec lui. S'il y a quelque chose à savoir, ils t'aiguilleront sûrement.
Ota m'avait fourni la liste des anciens élèves. Il est peut-être temps de l'exploiter.
Larsen se lève pour se resservir du thé. Il se penche, laissant ses yeux se dissimuler devant une épaisse mèche de cheveux blonds.
L'Archer semble définitivement cultiver une part de mystère. Je l'observe attentivement essayant de lire dans son regard fuyant. Il ne me laissera pas le percer à jour. Mais, je n'ai pas dit mon dernier mot.
— Qui est Ota pour toi ? je finis par renchérir, droit dans les yeux.
Larsen finit de remplir sa tasse, évitant mon regard. Il me répond après un très long silence.
— Quelqu'un qui a fait beaucoup pour moi.
Sa réponse reste très vague, empreinte de mystère, à son image.
— Donc, c'est toi qui a besoin de lui. Pas lui.
Larsen n'acquiesce pas.
— C'est un échange de bons procédés. Il a besoin de moi, j'ai besoin de lui. Une collaboration solidaire entre deux Archers.
Je hausse un sourcil, continuant de le dévisager pour le percer à jour. Larsen a un petit côté espiègle. Il joue par le regard. J'ai l'impression qu'il adore ça.
Je penche légèrement la tête sur le côté, continuant de l'analyser méticuleusement.
— Tu es quelqu'un de solidaire, Larsen ?
Larsen esquisse un petit sourire.
— Ça, je te laisse te faire ton propre avis, petite fée. Et quelque chose me dit que tu auras tout le temps de le faire, mais à la seule condition que tu parviennes à rester le plus longtemps possible dans la congrégation. Et je sais que ce n'est pas gagné d'avance.
***
Il se fait tard. Je décide de quitter Larsen après l'avoir remercié.
Je reviens dans ma tente et récupère ma pochette avec tous les documents que j'ai rassemblés. J'étale par terre tous ceux qui concernent les anciens camarades de Nikolaï.
Il y en a un qui retient particulièrement mon attention. Samael Hul, un Chevalier qui aurait été renvoyé au bout de quelques mois pour des raisons obscures. Les Formateurs aurait appris que Samael aurait collaboré à Onéon, avant sa formation, avec des Sorciers rebelles, ce qui lui aurait valu une exclusion définitive de la Formation.
Après de longues recherches, il s'avère que Samael Hul aurait regagné Onéon, pour se consacrer aux tournois de combats illicites si dangereusement réputés de la ville.
Si je cherche des informations cachées sur la Deuxième Congrégation, il n'y a qu'un membre rejeté qui puisse me révéler ce qu'il sait. Il n'a plus de loyauté envers eux, il sera donc plus à même de me parler que Sacha Andreev qui est sûrement toujours en contact avec Dimitris Silva.
J'allais de nouveau retourner à Onéon.
Et j'avais le sentiment que j'allais enfin pouvoir avancer.