Après une matinée peuplée de rêves dérangeants, d'esprits de la tempête et de demi-dieux volants, Y/N avait bien envie de retourner se coucher. Mais un demi-dieu ne se repose jamais.
Résoudre mes problèmes, hein ? pensait-il. Foutu rêve.
Il était debout à l'avant du char avec Annabeth, qui réglait les instruments de navigation, et Ethan, qui maniait les rênes, tandis que Jason, Piper et Léo étaient debout au fond du char. Ils s'élevèrent au-dessus du Grand Canyon et mirent le cap sur l'est. Un vent glacial transperçait le manteau d'Y/N. Il fit un geste et le vent se changea en légère brise. Derrière eux, des nuages d'orage s'amoncelaient.
Le char faisait des embardées, cahotait brutalement. Vu qu'il n'y avait pas de ceintures de sécurité et que l'arrière était ouvert, Y/N se demandait si les trois autres n'allaient pas tomber. Au pire, Jason rattraperait sa copine – en tout cas, Y/N se disait que Piper devait être sa copine, sinon il ne voyait pas comment Jason aurait pu délibérément sauter dans le vide sans aucune hésitation, quitte à mourir – et Léo. C'était ça, le plus troublant de cette matinée : Jason pouvait voler, mais surtout il était indubitablement celui qu'Héra avait dit à Y/N de trouver.
Léo avait l'air de bien s'amuser, même s'il casait les oreilles de tout le monde :
"Je kiffe trop la balade !"
Il recracha une plume de pégase.
"Où est-ce qu'on va ?
- En lieu sûr, répondit Annabeth. Dans le seul lieu où les ados comme nous sont en sécurité. À la Colonie des Sang-Mêlé.
- Des Sang-Mêlé ? répéta Piper. Tu rigoles, ou quoi ?
- Elle veut dire demi-dieux, expliqua Jason. Moitié dieu, moitié mortel."
Y/N se tourna vers lui.
"T'as l'air de savoir beaucoup de choses, Jason. Oui, c'est ça, des demi-dieux. La mère d'Annabeth est Athéna, déesse de la Sagesse. La mienne, c'est Héra, déesse du Mariage."
Léo faillit s'étrangler.
"Ta mère est une déesse du mariage ?
- Je pense qu'elle préférerait que tu dises la déesse du mariage, répondit-il. Mais oui, c'est juste. Un problème avec ça ?
- Du tout, du tout, dit Léo. T'envisages de devenir prêtre et de marier les gens ?"
Ethan éclata de rire.
"J'envisage de te jeter par-dessus bord, dit Y/N. D'autres questions ?
- Comment Héra peut-elle avoir eu un enfant demi-dieu ? interrogea Jason. Elle aurait eu à tromper son mari, Zeus.
- De la même manière qu'elle n'a pas eu besoin de Zeus pour Héphaïstos, elle n'a pas eu besoin d'un mortel pour moi.
- Mais alors..., commença Jason, l'air d'avoir compris ce que cela pouvait signifier.
- C'est compliqué, interrompit Y/N.
- Des demi-dieux, dit Piper d'un air songeur. Tu crois que... tu crois que nous..."
À ce moment-là, un éclair zébra le ciel. Le char trembla et Jason s'écria :
"La roue gauche a pris feu !"
Y/N se tourna. Effectivement, la roue brûlait et des flammes léchaient le côté du char.
Le vent rugissait. Y/N jeta un coup d'œil derrière lui et aperçut des formes sombres qui s'extirpaient des nuages et grimpaient en spirale vers le char : une nouvelle escouade d'esprits de la tempête, sauf que ceux-là ressemblaient plus à des chevaux qu'à des anges.
"Pourquoi sont-ils..., commença Piper.
- Les anemoi peuvent prendre différentes formes, dit Annabeth. Des formes d'humains ou d'étalons, ça dépend de leur niveau de chaos.
- Accrochez-vous, ça va secouer, lança Y/N. Ethan, fonce vers la colonie !"
Ethan donna un petit coup avec les rênes et les pégases décuplèrent aussitôt de vitesse. Tout devint flou autour du char. Y/N sentit son estomac se nouer ; le noir se fit dans ses yeux et quand il recouvra une vision normale, ils étaient dans un lieu entièrement différent.
Sur la gauche s'étirait un océan gris. Sur la droite, des champs couverts de neige, des routes et des forêts. Pile en dessous d'eux, il vit la vallée verte qui avait tout d'un oasis de printemps que formait la colonie, encerclée de collines enneigées sur trois côtés et bordée par l'océan sur le quatrième. Il aperçut les bungalows, la Grande Maison, les terrains de sport, le lac et le mur d'escalade plein de lave. Il n'eut pas le temps de réfléchir plus que ça à ce que ses yeux voyaient car les roues du char se détachèrent soudain et le char piqua comme une pierre.
Ethan tenta de garder le contrôle du véhicule. Les pégases faisaient tout leur possible pour maintenir le char en vol, mais leur pointe de vitesse les avait épuisés, et porter le poids du char et de ses six passagers était au-dessus de leurs forces.
"Le lac ! leur hurla Annabeth. Visez le lac !"
Et puis... BOOM !
Le choc le plus violent, ce fut le froid. Y/N se retrouva sous l'eau, tellement déboussolé qu'il ne savait pas où était la surface.
Il pensa : C'est bon, maintenant j'en suis sûr : je déteste l'eau. Puis des visages surgirent dans l'eau trouble : des filles aux longs cheveux noirs et aux yeux jaunes et luisants. Elles lui sourirent, l'attrapèrent par les épaules et le hissèrent hors de l'eau.
Elles le rejetèrent sur le rivage, frissonnant et hoquetant. Il se releva rapidement, clignant des yeux pour en faire partir l'eau. Quand il regarda autour de lui, il aperçut Ethan, debout dans l'eau à quelque pas de lui, qui tranchait les harnais en partie démolis des pégases. Ces derniers n'étaient pas blessés, heureusement, mais ils battaient des ailes en arrosant tout le monde à la ronde. Jason, Piper et Léo étaient en train de nager et de se dépatouiller dans l'eau. Annabeth était déjà sur la rive.
Immédiatement, tous les pensionnaires de la colonie rappliquèrent vers le lac, entourant Y/N et Annabeth et leur donnant des couvertures tout en leur posant plein de questions qu'ils n'arrivaient presque pas à bien comprendre.
"Pourquoi ne t'es-tu pas transformé en aigle pour ne pas tomber dans le lac ? demanda Annabeth à Y/N. Tu sais très bien que tu ne sais pas nager.
- Je n'allais pas t'abandonner, dit-il.
- Parce que si je sautais du haut d'une falaise, tu me suivrais ? rétorqua-t-elle.
- Oui, répondit-il."
Elle leva les yeux au ciel.
Des pensionnaires accoururent en portant des espèces de grandes souffleuses en bronze – tout droit sorties des forges des "Héphaïstos" – et braquèrent un jet d'air chaud sur Y/N et Annabeth, dont les vêtements séchèrent en deux secondes.
Ils aidèrent Ethan, Jason, Piper et Léo à sortir de l'eau et les séchèrent, eux aussi.
Au total, ils étaient entourés d'environ une vingtaine de pensionnaires. Le plus jeune avait neuf ans, le plus âgé dix-neuf. Tous portaient les T-shirts oranges de la colonie. En regardant vers le lac, Y/N vit les naïades qui flottaient juste au-dessous de la surface, les cheveux déployés dans le courant. Elles agitèrent la main, ciao, ciao ! et disparurent dans les profondeurs. Un instant plus tard, la carcasse du char, arrachée au lac, s'écrasa bruyamment sur la rive.
"Les gars ! s'écria un garçon qui portait un arc et un carquois sur l'épaule et qui se frayait un chemin dans le groupe en jouant des coudes. Je vous ai dit que vous pouviez emprunter le char, pas le démolir !
- On est vraiment désolés, Will, soupira Annabeth. On le fera réparer, je te le promets."
Will Solace – qui était le fils d'Apollon –, l'air dégoûté, contemplait son char. Il jaugea Jason, Piper et Léo du regard.
"C'est qui eux ? Ils ont bien plus de treize ans. Comment ça ce fait qu'ils n'aient toujours pas été revendiqués ?
- Revendiqués ? demanda Léo."
Will enchaîna sans expliquer :
"Des nouvelles de Percy ?
- Non, avoua Y/N."
Un murmure de déception monta du groupe.
Une fille s'avança – grande, sino-américaine, des cheveux noirs qui cascadaient en boucles sur ses épaules, couverte de bijoux, un maquillage parfait. Hyperclasse en simple jean et T-shirt orange. C'était Drew Tanaka, fille d'Aphrodite et remplaçante de Silena Beauregard en tant que conseillère en chef du bungalow dix. Si on avait demandé son avis à Y/N, il aurait dit qu'il préférait mille fois Silena ; mais Silena était morte à la bataille de Manhattan, quelques mois plus tôt.
Drew jeta un bref coup d'œil à Léo, posa plus longuement le regard sur Jason comme s'il était susceptible de retenir son attention, puis toisa dédaigneusement Piper, tel un hamburger vieux de huit jours tout juste repêché d'une benne à ordures. Pas étonnant : Drew était de ce genre de filles populaires qui sont prêtes à tout pour faire respecter la hiérarchie du cool – bel et bien une fille de sa mère, donc.
"Eh bien, dit Drew, j'espère qu'ils en valent la peine."
Léo fit la grimace.
"Merci, c'est trop sympa ! On est quoi, vos nouveaux joujoux ?
- Carrément, renchérit Jason. Si vous nous donniez des infos avant de commencer à nous juger ? Par exemple, où est-ce qu'on est, qu'est-ce qu'on fait là, combien de temps on va devoir rester ?
- Jason, dit Annabeth, je te promets que nous répondrons à tes questions. Et Drew..."
Elle regarda Drew en fronçant les sourcils.
"... tous les demi-dieux méritent d'être sauvés. Mais je reconnais que j'avais espéré autre chose de cette expédition.
- Hé ! s'écria Piper. On n'a pas demandé à venir ici.
- Et personne ne veut de toi, ma chérie, rétorqua Drew en plissant le nez. T'as toujours les cheveux en vieilles queues de rat, comme ça ?
- Drew, ça suffit, dit Y/N d'un ton sec."
Drew se tourna vers lui, rougit et obtempéra.
"Nous devons faire un bon accueil aux nouveaux venus, continua-t-il en la gratifiant d'un regard lourd de sous-entendus. Nous allons leur donner un guide à chacun et leur faire visiter la colonie. Avec un peu de chance, d'ici au feu de camp de ce soir, ils seront revendiqués.
- Est-ce que quelqu'un pourrait m'expliquer ce que ça signifie, 'revendiqué' ? demanda Piper."
Soudain, un murmure monta du groupe et même Y/N hésita l'espace d'un instant. Les pensionnaires s'écartèrent. Tous avaient le visage baigné d'une lumière rouge, comme si quelqu'un avait allumé une grande torche. Mais ce n'était pas ça.
Au-dessus de la tête de Léo flottait un hologramme rougeoyant : un marteau crépitant de flammes.
"C'est ça, être revendiqué, déclara alors Y/N."
- Qu'est-ce que j'ai fait ?"
Léo recula d'un pas vers le lac. Puis il leva la tête et laissa échapper un petit cri.
"J'ai les cheveux en feu ?"
Il se baissa, tourna la tête à gauche et à droite, mais le symbole le suivit comme s'il essayait de tracer des mots de flammes sur le sommet de son crâne.
"C'est mauvais, ça, marmonna Ethan. La malédiction...
- Ethan, la ferme, le coupa Annabeth. Léo, tu viens d'être revendiqué...
- Par un dieu, intervint Jason. C'est le symbole de Vulcain, n'est-ce pas ?"
Tous les yeux se tournèrent vers lui.
"Jason, dit Annabeth en maîtrisant sa voix, comment le sais-tu ?
- Je ne pourrais pas dire.
- Vulcain ? fit Léo. Qu'est-ce que vous racontez ? J'aime pas Star Trek, de toute façon.
- Vulcain est le nom romain d'Héphaïstos, dit Annabeth, le dieu du Feu et des Forges."
Le marteau enflammé s'éteignit, mais Léo continua d'agiter la main comme s'il avait peur que le symbole le suive.
"Le dieu de quoi ? Qui ça ?"
Y/N se tourna vers Will.
"Wil, tu pourrais t'occuper de Léo ? Fais-lui visiter la colonie et présente-le à ses compagnons du bungalow neuf.
- Pas de problème, Y/N.
- C'est quoi le bungalow neuf ? demanda Léo. Je suis pas un vulcain !
- Viens, Spock. Je vais tout t'expliquer."
Will posa une main sur l'épaule de Léo et l'entraîna vers les bungalows.
Y/N reporta son attention sur Jason. Il état grand, même si pas aussi grand qu'Y/N. Aussi, il avait le teint légèrement bronzé et l'air athlétique. Mais tout cela n'était que peu de choses comparé à la marque sur son avant-bras.
"Jason, tends ton bras, dit Y/N."
À l'intérieur de son avant-bras, Jason avait un tatouage qu'Y/N n'avait pas remarqué plus tôt. Il était gravé en marques sombres et profondes, impossibles à rater : une douzaine de traits droits comme un code-barre, surmontés d'un aigle et des lettres SPQR.
"D'où vient ce tatouage ? demanda Y/N. On n'en voit pas souvent des pareils, par ici."
Jason secoua la tête.
"Je commence vraiment à me fatiguer de le répéter, mais je ne sais pas."
Les autres pensionnaires se rapprochèrent pour essayer de voir le tatouage de Jason. Tout le monde était troublé, ce qui était facile à comprendre : ce tatouage était, à peu de choses près, une déclaration de guerre. Une marque romaine dans une colonie grecque, c'était presque comme la menace d'une invasion.
Y/N fit signe aux autres de lui laisser un peu d'air, et ils élargirent le cercle.
"On dirait que tu as été marqué au fer rouge, dit-il.
- C'est le cas, répondit Jason, avant de grimacer comme s'il avait mal à la tête. Enfin... je crois. Je ne me souviens pas.
- Tu ne te souviens pas, répéta Y/N en insistant sur chaque mot. Pourtant tu as répondu assez rapidement, presque par instinct, comme si tu étais certain d'avoir été marqué au fer rouge.
- Écoutez, dit Jason. Je sais que ça paraît bizarre, mais vous devez me croire."
Y/N écarquilla les yeux.
"Quel âge crois-tu que j'ai pour me vouvoyer ? demanda-t-il finalement."
Jason le regarda de la tête aux pieds.
"Je ne sais pas. T'as l'air plus vieux que n'importe qui d'autre ici.
- J'ai quinze ans, rétorqua Y/N."
Il avait du mal à cacher sa stupéfaction. Par les dieux, en un mois son corps avait tant changé... et seulement à cause de quelques mots ! Parfois, il ne se reconnaissait même plus dans le miroir. Pire que ça, Annabeth était mal à l'aise avec lui à cause de ça. Bien sûr, elle essayait de le cacher – elle l'aimait – mais il avait remarqué les légers froncements de sourcils et l'hésitation dans ses gestes. Il pouvait voir les pensées qui tourbillonnaient dans ses yeux quand elle le regardait.
"Foutus dieux, grommela-t-il à voix haute."
Au loin, un grondement de tonnerre se fit entendre.
"Non, je ne vais pas surveiller mon langage ! cria-t-il en direction du ciel. Je me fiche de ce que vous pensez ! Allez-y, Zeus, lançez-moi un éclair dessus, qu'on en finisse ! Pourquoi attendre ?"
Mais aucun éclair ne descendit du ciel sans nuages.
Y/N grogna, puis se rendit compte que les pensionnaires autour de lui l'observaient. Ils avaient tous l'air embarrassés. Pourquoi ? Il était toujours le même, le Y/N qu'ils avaient appris à connaître et appelaient leur ami. Il y avait de cela un mois, ils l'avaient suivi quand il les avaient menés à la bataille face aux troupes de Cronos, le seigneur des Titans. Et maintenant, ils ne le reconnaissaient presque plus. En fait, il se disait que s'il arrêtait de leur répéter chaque jour qu'il était le même, ils se mettraient à douter.
Non. Cette idée était ridicule. Mais l'idée que ceux qui étaient partis pour l'année et ne reviendraient que l'été prochain ne le reconnaîtraient pas ne l'était pas.
Il frissonna quand Annabeth posa la main sur son bras. Il se tourna vers elle, et il n'eut pas besoin qu'elle dise quoi que ce soit pour être rassuré. Non, ils le voyaient toujours comme lui-même. Zeus avait beau avoir déclaré qu'il deviendrai un dieu, il resterait toujours lui-même.
Y/N se retourna vers Jason.
"Il faut que tu ailles voir Chiron, décida-il.
- Je vais l'accompagner."
Drew prit Jason par le bras.
"Par ici, mon cœur. Je vais te présenter notre directeur. C'est un type... intéressant.
- Non, dit Y/N. C'est moi qui vais accompagner Jason. Je dois parler à Chiron."
Drew retint à peine une grimace, mais elle lâcha Jason.
"Qui est Chiron ? interrogea Piper.
- Je vais avoir des ennuis ? demanda Jason."
Y/N hésita.
"Chiron est le directeur de la colonie, répondit-il. Quant à ta question, Jason... c'en est une bonne. Annabeth, tu fais visiter la colonie à Piper ?
- Je m'en charge."
Annabeth se tourna vers Piper.
"Il faut qu'on parle, de toute façon."
Dès qu'il vit la maison, Y/N dit :
"On est arrivés. La Grande Maison, Q. G. de la colonie.
- Je suis fichu, déclara Jason."
Pourtant, la Grande Maison n'était guère menaçante : un manoir de trois étages, peint en bleu clair avec des moulures blanches. Il y avait une terrasse qui faisait le tour de la maison, meublée de chaises longues, d'une table de jeu et d'un fauteuil roulant inoccupé. Le carillon était orné de nymphes qui se changeaient en arbres en tournant au vent. On aurait bien pu imaginer des personnes âgées venant passer leurs vacances d'été ici, sirotant du jus de pruneau en admirant le coucher de soleil. Sur le pignon le plus élevé, une girouette en bronze, en forme d'aigle, tourna et pointa sur eux, comme pour les saluer.
"Je ne devrais pas être ici, dit Jason."
Y/N haussa les sourcils.
"T'inquiète, tout le monde a besoin d'un temps d'adaptation. Mais tu vas finir par te sentir à ta place ici. Crois-moi, je suis passé par-là : au coucher du soleil, je me sentais comme chez moi."
Y/N jeta un coup d'œil au-dessus de la tête de Jason.
"Tu attends un signe, devina Jason. Comme celui qui est apparu au-dessus de la tête de Léo.
- Oui. D'après ce que j'ai vu ce matin, tu es plutôt puissant. Je suppose que ton parent divin ne va pas tarder à te revendiquer. D'ailleurs, c'est pour ça que Drew voulait venir avec toi. Elle doit sûrement s'imaginer que tu vas devenir quelqu'un d'important ici et elle veut mettre les mains sur toi avant qu'une autre ne le fasse. Mais t'es déjà pris, non ?
- Hein ? fit Jason, décontenancé.
- Je veux dire, tu sors avec Piper, pas vrai ?
- Euh..."
Jason rougit, pris de court.
"Ouais, j'imagine que tu vas me dire que c'est compliqué, dit Y/N. En tout cas, t'as une idée de qui serait ton parent divin ? Ton père ou ta mère ? Si c'est ta mère, prie que ce soit Aphrodite, au moins Drew te lâcherait les basques.
- Pourquoi ?
- Tu serais son demi-frère. Sortir avec quelqu'un du même bungalow, ça ne se fait pas.
- Mais les dieux ne sont-ils pas tous parent ? demanda Jason. Vous n'êtes pas tous cousins , pas conséquent, ici ?
- Les dieux n'ont pas d'ADN, répondit Y/N. Ce n'est pas grave d'en avoir un dans la famille, il faut juste que ce ne soit pas le même. Tu sors avec qui tu veux, en dehors de ton bungalow. Alors, ton père ou ta mère ?"
Jason ne répondit pas.
"Tu ne sais pas, hein ? dit Y/N. Pas grave, ça te reviendra, à un moment ou à un autre."
Alors, des bruits de pas vinrent de la terrasse. Des bruits de sabots, plus exactement.
"Chiron, dit Y/N. Je te présente Jason."
Jason recula si abruptement face à Chiron qu'il manqua de trébucher. Facile à comprendre. Voir pour la première fois un centaure, un homme faire corps avec un cheval, homme à la chevelure brune et à la barbe soignée à partir de la taille et étalon blanc en dessous, ça fait un choc.
Chiron sourit à Jason. Et puis, soudain, il blêmit.
"Tu..."
Les yeux de Chiron brillaient comme ceux d'un animal traqué.
"Tu devrais être mort."
Ce n'était pas, mais alors pas du tout la réaction à laquelle Y/N s'était attendu. Chiron leur ordonna d'entrer dans la maison – il les y invita, mais ça ressemblait à un ordre.
Chiron s'approcha du fauteuil roulant en trottinant. Il retira son arc et son carquois et recula vers le siège, qui s'ouvrit comme un coffre de magicien. Chiron y introduisit délicatement les pattes arrière et entreprit de se loger dans un espace qui semblait beaucoup trop petit pour accueillir son arrière-train. Y/N imagina les bip-bip-bip d'un camion faisant marche arrière lorsque la moitié inférieur de Chiron disparut et que le fauteuil se plia, laissant apparaître une paire de fausses jambes humaines drapées d'une couverture. Chiron avait maintenant l'air d'un simple humain en fauteuil roulant.
"Venez avec moi, dit-il. J'ai fait du citron pressé."
Le salon ressemblait à une forêt tropicale. Des vignes grimpaient sur les murs et au plafond, verdoyantes et couvertes de grappes de raison noir.
Des canapés de cuir étaient disposés devant une cheminée de pierre où crépitait un feu. Dans un coin, une vielle borne d'arcade Pac-Man clignotait en émettant des bips. Une collection de masques était déployée sur les murs : les masques tragiques et comiques du théâtre grec, ceux de Mardi gras ornés de plumes, d'autres du carnaval de Venise aux nez en bec d'oiseau, ou encore des masques africains en bois sculpté. Les treilles se glissaient par leurs bouches et leur faisaient comme des langues feuillues ; des grains de raisin débordaient pour certains de leurs orbites.
Le plus étrange de tout, c'était la tête de léopard empaillée au-dessus de la cheminée. Quand elle feula, Jason sauta en l'air.
"Allons, Seymour, gronda Chiron. Tu connais Y/N, et Jason est un ami. Tiens-toi bien.
- Cette chose est vivante ! s'écria Jason.
- C'est un cadeau d'adieu de Monsieur D., notre ancien directeur, expliqua Y/N. Il a été rappelé au mont Olympe, et il s'est dit que ça nous empêcherait de l'oublier. Il a un sens de l'humour assez... particulier."
Là-dessus, Y/N fouilla dans le tiroir d'une commode et en sortir un paquet de saucisses de Francfort. Il en lança une au léopard, qui l'engloutit dans un claquement de mâchoire et se lécha les babines.
"Monsieur D. ? fit Jason. Dionysos ?
- Hmm, hmm."
Chiron servit du citron pressé dans deux verres d'une main légèrement tremblante.
"Quant à Seymour, Monsieur D. l'a rescapé d'une brocante. Le léopard est son animal sacré, tu comprends. Monsieur D. a été consterné de voir que quelqu'un avait empaillé une créature si noble, et il a décidé de lui accordé la vie en se disant qu'il valait mieux vivre en tant que tête empaillée que pas du tout. Je dois dire que le propriétaire de la brocante a connu un sort beaucoup moins clément."
Seymour dégarnit les crocs et huma l'air, à l'affut de saucisses supplémentaires.
"S'il n'est qu'une tête, demanda Jason, où passe tout ce qu'il mange ?
- Je préfère ne pas savoir, dit Y/N, lançant une autre saucisse à la tête de léopard.
- Asseyez-vous, fit Chiron."
Y/N se cala sur le canapé, sirotant quelque gorgées de citron pressé. La tension pouvait se sentir dans l'atmosphère de la pièce. Jason se tenait le dos droit, et Chiron, malgré son sourire bienveillant, ne parvenait pas à cacher l'ombre dans ses yeux.
"Alors, dit Chiron à Jason, veux-tu bien me confier, euh, d'où tu viens ?
- Si seulement je savais."
Jason raconta toute son histoire jusqu'à l'atterrissage en catastrophe à la Colonie des Sang-Mêlé. Il n'omit aucun détail, vu la profusion qu'il en faisait. Chiron n'exprimait aucune réaction tandis qu'il écoutait, mais il hochait la tête pour inciter Jason à poursuivre son récit. Lorsque ce dernier se tut enfin, Chiron but un peu de citron pressé et lança :
"Je vois. Tu dois avoir des questions à me poser.
- Une seule, répondit Jason. Que vouliez-vous dire ne m'annonçant que je devrais être mort ?"
Y/N se pencha en avant, avide d'entendre la réponse de Chiron, qui semblait inquiet, comme s'il s'attendait à voir Jason exploser – pas de colère ; exploser, littéralement.
"Mon garçon, dit Chiron, sais-tu ce que signifient ces marques que tu as au bras ? Et la couleur de ton T-shirt ? N'as-tu aucun souvenir."
Y/N regarda le T-shirt de Jason. Il était violet. Il ne voyait pas le problème avec ça : le violet, c'était la couleur du vin, de Dionysos. En quoi serait-ce un problème à la colonie. Par contre, le tatouage... c'était une autre affaire.
"Non, répondit Jason, aucun.
- Sais-tu où tu es ? reprit Chiron. Comprends-tu ce qu'est cet endroit et qui je suis ?
- Vous êtes le centaure Chiron. Je suppose que vous êtes celui des histoires anciennes, celui qui formait les héros grecs comme Héraclès. Cet endroit est une colonie pour les demi-dieux, qui sont les enfants des dieux de l'Olympe.
- Alors tu crois que ces dieux existent toujours ?
- Oui, rétorqua Jason sans hésitation. Enfin, je ne pense pas qu'on devrait les adorer ni leur sacrifier des poulets ou quoi, mais ils sont toujours présents parce qu'ils constituent une part importante de la civilisation occidentale. Ils se déplacent de pays en pays pour suivre le centre de cette civilisation. C'est ainsi qu'ils avaient quitté la Grèce antique pour Rome."
Soudain, Chiron fit quelque chose d'étrange : il se mit à parler en latin. Jason ne sembla pas s'en rendre compte, mais Y/N, pris de cours, ne comprit que des bribes :
"Je n'aurais pu formuler mieux... Tu sais donc que les dieux sont réels ?... Tu as été revendiqué, n'est-ce pas ?"
Jason se mit lui aussi à parler latin comme si de rien n'était :
"Peut-être, répondit-il. Je ne sais pas vraiment."
Seymour le léopard feula.
"Quid eram..."
Jason balbutia et sembla se rendre compte qu'il avait non seulement compris ce que Chiron avait dit, mais qu'il avait répondu automatiquement.
"Qu'est-ce que c'était ?
- Du latin, répondit Y/N.
- La plupart des demi-dieux savent quelques phrases, observa Chiron. Ils l'ont dans le sang, mais moins fortement que le grec ancien. Personne ne peut parler couramment le latin sans le pratiquer."
Le feu, se reflétant dans les yeux de Chiron, y faisait danser des lueurs inquiètes.
"J'ai formé ton homonyme, tu sais, dit-il à Jason. Le premier Jason. Il a connu un destin difficile. Je vois passer beaucoup de héros. Ils ont parfois une fin heureuse, mais le plus souvent, c'est le contraire. Ça me brise le cœur à chaque fois qu'un de mes élèves meurt, c'est comme si je perdais un enfant. Mais toi... tu es différent de tous les jeunes que j'ai formés. Ta présence ici pourrait s'avérer catastrophique.
- Merci, dit Jason. Vous devez être un professeur très stimulant.
- Je suis désolé, mon garçon, mais c'est la vérité. J'avais espéré, après le succès de Percy...
- Vous parlez de Percy Jackson, celui qui a disparu ?
- Ouais, répondit Y/N. L'été dernier, il nous a permis de remporter la guerre des Titans et de sauver le mont Olympe.
- Je me suis pris à espérer que nous connaîtrions une période de paix, reprit Chiron. Je m'imaginais savourant le triomphe final et, sur ce dénouement heureux, prenant peut-être tranquillement ma retraite. J'étais naïf. Le dernier chapitre approche, une fois de plus. Le pire est encore à venir."
Dans le coin du salon, la borne d'arcade émit un piou-piou-piou mélancolique, comme si Pac-Man venait de mourir.
"D'accord, fit Jason. Donc le dernier chapitre, c 'est déjà arrivé avant, et le pire est encore à venir.
- Le temps est cyclique, dit Y/N, traçant un cercle du bout du doigt dans le vide.
- Ça a l'air intéressant, dit Jason, mais pourrait-on revenir à la partie où je suis censé être mort ? Ça ne me plaît pas trop.
- Je crains de ne pas pouvoir t'expliquer, mon garçon. J'ai juré sur le Styx et sur tout ce qui est sacré..."
Chiron fronça les sourcils.
"Mais tu es ici, et ta présence est une violation de ce même serment. Ça non plus, ça ne devrait pas être possible. Je ne comprends pas. Qui aurait pu faire une chose pareille ? Qui..."
Seymour gronda et sa gueule se figea, à moitié ouverte. La borne d'arcade se tut. Le feu cessa de crépiter et ses flammes se durcirent comme du verre rouge. Les masques regardaient silencieusement la scène, grotesques avec leurs yeux de raisin et leurs langues de feuilles.
"Chiron ? demanda Y/N, qu'est-ce qui..."
Le vieux centaure s'était immobilisé, lui aussi. Jason sauta du canapé, et Y/N agita la main devant les yeux de Chiron, mais ce dernier garda les yeux rivés sur le même point, la bouche ouverte au milieu de sa phrase. Il ne battait pas des paupières. Sa poitrine ne se soulevait pas.
"Ce n'est pas normal, dit lentement Y/N. On dirait que le temps..."
Jason, appela une voix.
Alors une brume sombre sortir en bouillonnant de la gueule de Seymour. Jason sortit une pièce d'or de sa poche et la lança en l'air d'une chiquenaude. Quand elle retomba, elle s'était transformée en épée dorée.
"Ouah ! fit Y/N. Pour quelqu'un d'amnésique, tu caches plus d'un tour dans ton sac, Jason."
La brume prit la forme d'une femme en robe noire. Une capuche couvrait son visage, mais ses yeux luisaient dans l'obscurité. Elle portait une cape en peau de chèvre drapée sur les épaules.
"Attaquerais-tu ta protectrice ? gronda la femme d'une voix qui résonna dans la tête de Jason. Baisse ton épée.
- Qui êtes-vous ? demanda Jason. Comment avez-vous...
- Le temps nous est compté. Ma prison est plus forte d'heure en heure. Il m'a fallu un mois entier pour rassembler assez d'énergie afin d'accomplir un sortilège mineur à travers mes liens. Je suis parvenue à t'amener ici, Jason, mais il me reste peu de temps maintenant, et encore moins de pouvoir. C'est peut-être la dernière fois que je peux te parler.
- Vous êtes en prison ? dit Jason. Écoutez, je ne vous connais pas et vous n'êtes pas ma protectrice.
- Tu me connais, insista-t-elle. Je te connais depuis ta naissance.
- Je ne m'en souviens pas. Je ne me souviens de rien.
- Je sais. Cela aussi, c'était nécessaire. Il y a longtemps, ton père m'a offert ta vie en cadeau pour apaiser ma colère. Il t'a appelé Jason, du nom de mon mortel préféré. Tu m'appartiens.
- Eh, j'appartiens à personne ! protesta Jason.
- Le moment est venu de payer ta dette, rétorqua-t-elle. Trouve ma prison et libère-moi, sinon leur roi se lèvera de terre et je serai détruite. Tu ne récupéreras jamais tes souvenirs.
- Est-ce une menace ? Vous m'avez dérobé mes souvenirs ?"
Alors la femme de brume se tourna vers Y/N.
"Tu as jusqu'au coucher du soleil du solstice, Y/N. Quatre courtes journées. Tu ne m'as jamais déçue. Je te fais confiance, et fais de même avec moi. Libère-moi, et Zeus ne pourra pas mettre sa menace à exécution."
Sur ces mots, la femme d'ombre se dissipa et la brume s'enroula en marche arrière dans la gueule du léopard.
Le temps reprit son cours. Le feulement de Seymour se changea en toux, comme s'il avait avalé une boule de poils. Le feu se remit à crépiter, la borne d'arcade à tinter, et Chiron dit :
"... oserait t'amener ici ?
- Ma mère, répondit Y/N sans hésitation."
Chiron le regarda avec surprise.
"Que veux-tu dire, Y/N ? Et pourquoi as-tu dégainé ton épée, Jason ?"
Là-dessus, Y/N et Jason racontèrent à Chiron la visite qu'ils avaient reçue pendant que le temps s'était suspendu, et comment la silhouette sombre et vaporeuse avait disparu dans la gueule de Seymour.
"Par les dieux, murmura Chiron. Cela explique beaucoup de choses.
- Ça confirme mon rêve, dit Y/N.
- Alors pourquoi ne pas me l'expliquer à moi aussi ? demanda Jason. S'il vous plaît."
Avant que Chiron ne puisse répondre, des bruits de pas résonnèrent sur la terrasse. La porte d'entrée s'ouvrit brutalement et Annabeth et Rachel Elizabeth Dare déboulèrent en traînant Piper entre elles deux. Cette dernière avait la tête qui pendait, l'air inconsciente.
Y/N et Jason se précipitèrent vers le trio.
"Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Jason. Qu'est-ce qu'elle a ?
- Tu vas bien, Annabeth ? s'inquiéta Y/N.
- Le bungalow d'Héra, hoqueta Annabeth, essoufflée comme si elle avait couru tout le trajet. Une vision..."
Rachel leva la tête et Y/N vit qu'elle avait pleuré.
"Je crois..., dit-elle avec des sanglots dans la voix, je crois que je l'ai tuée."