Untitled Part 2

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                                                                        PREMIÈRE PARTIE


                                                                                   – 1 –

L’odeur du foin coupé embaumait la campagne. On aurait dit que, par ce parfum si prenant, Dame Nature acceptait de bonne grâce d’être amputée d’une partie de sa luxuriance pour le bien-être des animaux, quand l’hiver serait venu. Partout, la végétation explosait de ses bourgeons fécondés par un printemps étalant sa jouissance sans retenue.
Les blés, ponctués des taches écarlates des coquelicots, ondulaient sous une brise douce et chaude pendant que les alouettes montaient haut dans le ciel d’azur en pépiant joyeusement. C’était le signe que le beau temps allait durer et qu’on allait pouvoir terminer les foins sans guetter l’horizon avec la crainte d’y voir s’amonceler des nuées noires.
Les paysans vivent avec le ciel ; ils le scrutent avec inquiétude tout au long de leur vie, car leur vie en dépend. Du ciel leur vient l’ondée qui va faire lever les semis, le soleil qui fait mûrir les grains et les fruits, mais aussi l’orage qui pourrit les foins et les récoltes, la grêle qui hache menu les épis et les grappes, la sécheresse qui durcit la terre et rabougrit les tiges, et le gel qui achève la besogne d’une sorte de punition céleste.
Alors pour l’amadouer, ils mettent des bouquets de buis bénit accrochés aux murs de leurs étables, ils fêtent leurs saints, Blaise et Vincent, avec beaucoup de dévotion, sans oublier de s’en remettre aux vieilles coutumes païennes, comme la danse des brandons qui célèbre la fin de l’hiver et le recours au sorcier du village pour guérir les bêtes. Vénérer Dieu et le Diable est encore le plus sûr moyen d’obtenir les faveurs de l’un et de l’autre...
Assis comme dans un nid douillet au sommet de la charrette affaitée, conduite par son père, Denis mâchouillait en rêvassant un brin d’herbe qu’il avait soigneusement choisi parmi tant d’autres : celui qui serait le plus droit, le plus ferme, terminé par la touffe la plus effilée. Empli du bonheur simple de la tâche accomplie, le jeune homme laissait ses idées vagabonder au gré du vent léger. Il allait avoir bientôt dix-neuf ans et sentait monter la sève printanière en lui, comme dans un jeune chêne promis à devenir un arbre vigoureux.
Comme son père il aimait la terre ; comme lui il était fort et dur à la tâche. Il savait qu’un jour il lui succéderait à la ferme, après avoir fondé un foyer avec la Mathilde, sa promise du domaine d’En Bas. Depuis la primaire, elle était amoureuse de lui, et ce n’était pas pour déplaire à ses parents car elle avait du bien : un beau domaine de trente hectares de bonne terre jouxtant le leur.
Elle n’était pas très jolie mais elle était douce et courageuse. Elle ferait une bonne épouse qui lui ferait de beaux enfants et cela suffirait à son bonheur. Les fiançailles étaient prévues pour l’automne, après la moisson, puis il partirait faire son service militaire avant de l’épouser à son retour et d’unir leurs deux domaines.
Il en était là de ses projets sans nuages lorsqu’il l’aperçut...


                                                                               – 2 –

Au début, il ne vit que deux silhouettes, mais la plus fine des deux avait une allure majestueuse. Il distingua la longue chevelure et les formes harmonieuses d’un corps qui se cambrait gracieusement sous le poids d’une charge qu’il avait deviné être des paniers d’osier. La silhouette qui l’accompagnait, bien chargée elle aussi, était plus grande et plus massive, mais avait également beaucoup d’élégance.
C’étaient deux romanichelles, comme on les appelait dans le pays. Leurs roulottes devaient être stationnées aux abords du village, à côté du cimetière et pas très loin du lavoir, afin d’y puiser de l’eau. Les hommes rempaillaient des chaises et tressaient les paniers pendant que leurs femmes allaient les vendre de porte en porte, en proposant souvent de faire, en prime, les lignes de la main.
On se méfiait d’eux, par crainte des mauvais sorts qu’ils pouvaient jeter si on les recevait mal, ou si l’on refusait catégoriquement de leur acheter leurs paniers. Comme ceux-ci étaient très beaux et très solides, et qu’ils étaient très utiles pour aller « lever les œufs », porter à boire aux hommes dans les champs ou ramasser les champignons, les fermières s’arrangeaient toujours pour leur en acheter au moins un à chaque visite, afin de ne pas risquer de s’attirer des menaces de malheurs en tous genres.
Les gens de la terre ne les aimaient pas non plus, parce que les hommes ne faisaient pas que tresser des paniers... On les trouvait souvent à flâner nonchalamment sur les chemins mais tout le monde savait qu’ils repéraient des endroits où braconner. Leurs enfants, qui n’allaient quasiment jamais à l’école, passaient leurs journées à poser des collets à lapins ou à pêcher à la « chave », les jambières retroussées et leurs mains expertes fouillant les berges de la rivière à contre-courant, à la recherche de belles truites saumonées. Quant aux hommes, ils attendaient la nuit pour se glisser, agiles et silencieux, comme les renards à qui ils faisaient de la concurrence, dans les enclos pour y prélever quelques poules bien dodues.
Comme la charrette continuait à s’approcher lentement de la ferme, Denis vit les deux femmes s’engager dans la cour de celle-ci, accueillies par les aboiements du chien de la maison. Impatient de voir de plus près cette apparition qui avait tant éveillé sa curiosité de jeune mâle, il sauta lestement de la charrette et proposa à son père de conduire lui-même l’attelage devant le grenier, qui se trouvait tout près de la maison d’habitation ; il espérait que les deux femmes ne repartiraient pas trop vite.
Il se dit qu’il était idiot de se hâter d’approcher une romanichelle, et que, s’ils l’apprenaient, ses copains se moqueraient de lui copieusement. En effet, personne n’aurait songé à admirer ces femmes qui étaient sans éducation, mal fagotées, mal peignées et affublées en permanence d’une ribambelle de marmots, sales, morveux et hirsutes. On ne se mélangeait pas avec ces gens-là, d’autant plus que ceux-ci n’avaient également aucune envie de se mélanger avec des gadjé, comme ils appelaient les sédentaires. Mais on les tolérait, en premier lieu parce qu’on les craignait, que leurs paniers étaient beaux et solides et qu’on les avait toujours vus arrêter leurs roulottes dans les villages. Enfin on s’attendait, avec le même fatalisme qu’avec les renards, à y laisser quelques volailles...
Denis les trouva devant la porte de la maison en train de palabrer avec sa mère. Puis il comprit enfin pourquoi l’impatience le tenaillait.

La GitaneDonde viven las historias. Descúbrelo ahora