Nouveau monde

Deux silhouettes voilées se découpaient sous la lumière rosée de l'aube naissante, fendant les flots de leur coque en bois profilée. La mer était calme, les vagues ondulaient légèrement plissant la surface aux reflets émeraude avant de se coucher paresseusement sur la plage de sable jaune provenant directement du désert, dont les dunes s'étalaient à perte de vue au nord et à l'est. Une calme brise soufflait en direction des terres, guidant patiemment les embarcations vers la côte.

A peine les bateaux eurent-ils heurté le sable que leurs occupants débarquèrent avec une rigueur militaire. Une légère tension se lisait sur certains des visages blafards, les yeux gris scrutant hâtivement les abords des lieux à la recherche d'une menace quelconque. La même crainte était dans tous les esprits : le démon des eaux responsable de la disparition de tant des leurs, noyés par la mer. Était-il dissimulé par cette vague un peu plus imposante que les autres ou derrière l'une de ces dunes ? Toutefois, seul, le roulis régulier de la mer venait troubler le silence matinal.

Driss fut un des derniers à mettre pied à terre. Il était jeune selon les critères Berz, même si sa haute silhouette à la peau blafarde et sa forte carrure montraient qu'il avait atteint sa taille d'adulte. Il ne prêtait pas vraiment foi à ces folles rumeurs. Il était bien trop occupé à admirer tout ce qui se trouvait devant ses yeux. À tout juste vingt ans, il découvrait avec émotion ce continent dont les couleurs chatoyantes témoignaient d'une vie riche et multiple.

Son arrivée sur ce nouveau monde était toute récente. Lorsqu'après la longue traversée de l'océan le séparant de sa terre natale - un an de voyage soumis aux aléas de la mer - il avait pu fouler l'herbe grasse de la plaine, comme beaucoup de ses compagnons, il avait cédé à l'émotion et laissé des larmes de joie couler de ses yeux gris. Quel plaisir de sentir cette douce caresse végétale, d'entendre le cliquètement régulier de dizaines d'insectes et d'humer cet entêtant parfum d'herbe humide de rosée matinale.

Encore maintenant, même le spectacle actuel de ce désert infini aux teintes dorées ne gâchait pas sa bonne humeur. Au moins celui-ci n'était pas qu'une terre de poussière, sans vie et sans âme. Ses yeux se voilèrent d'une nostalgie amère. Comme tant d'autres avant elle, son île natale avait été souillée par un mal inextinguible dévorant toute vie pour ne laisser qu'une terre aride et inerte. Apparue depuis deux cents ans, cette pourriture envahissait une à une les îles de l'archipel constituant l'empire Berz, forçant des tribus entières à l'exode et menaçant le mode de vie ancestral de leur société clanique. De violents conflits avaient éclaté sur la possession des îles encore fertiles et la nouvelle définition des frontières des clans. Mais chaque année apportait son lot de territoires perdus, restreignant de plus en plus l'espace vital. Privées de terres, trop faibles pour envahir les îles voisines, des tribus entières avaient sombré dans l'oubli quand les plus fortes peinaient à subvenir aux besoins de tous.

L'empereur, autorité suprême parmi tous les clans, avait fini par prendre une des décisions les plus difficiles de leur histoire : l'exode vers une autre terre, au-delà des mers. D'anciennes légendes évoquaient un éden vert et plein de vie loin par-delà l'horizon.

Le vaste continent, qu'il pouvait apercevoir depuis les îles en bordure ouest de leur archipel, n'était pas une option. Ses terres rocailleuses, dénudées par le vent ou encore, les déserts sans vie, tapissés de ruines d'anciennes civilisations disparues, le rendaient bien trop inhospitalier. Seuls les jeunes Berzs s'y aventuraient pour y accomplir leur rite de passage à l'âge adulte et y affronter les terribles prédateurs qui y vivaient.

Des missions d'exploration avaient donc été lancées pour trouver une trace de ce mystérieux continent lointain. Cela prit plusieurs années pour qu'une expédition confirme enfin son existence mais depuis ce jour, il était devenu leur objectif : terre d'exil symbolisant l'espoir pour leur civilisation.