PARTIE I

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« Je pense pouvoir assurer que depuis la nuit des temps, les Hommes rendent hommage à leurs ancêtres lors de célébrations funéraires. Je ne suis ni ethnologue, ni historien, mais je connais plutôt bien les rites et les fêtes mortuaires européennes. Je sais que, chez moi, on emporte la tombe à l'église, où elle est bénie par un représentant de Dieu juste avant d'être caressée par les mains attristées de la famille du défunt, pour être, seulement quelques heures après, enterrée à même le sol, dans un cimetière, triste, où errent déjà les âmes oubliées de nos ancêtres centenaires. Chez certains, on empile les ossements dans des tunnels profonds, comme à Paris, ville des Lumières, ville de beauté, qui cache entre ses jupes de danseuses de cabaret élancée les corps démantelés de milliers d'anciens Innocents. Mais à Palerme, tout est encore différent. On y enterra pendant longtemps des frères, dans leur culotte de culte et entourés de leurs cordes de pénitence, puis des gens, mieux habillés que vous et moi, que l'on a laissé sécher des mois, puis plongé dans du vinaigre, et qui, à leur entrée dans l'antre des morts, ressemblent en tous points à l'être qu'ils étaient auparavant, si on oublie leurs affreux visages, dénués d'expressions, bouches ouvertes, crocs manquants, qui vous jailliraient dessus s'ils n'étaient pas retenus par ces fils de marionnettistes. Les catacombes de Palerme est un lieu terrifiant. Il y règne une atmosphère horrifique et sacrilège, on s'y sent de trop, comme s'il fallait être mort pour avoir le suprême privilège de fouler les pierres de la crypte.

Je connais bien ce lieu. Malheureusement, le souvenir de ces longs couloirs tapissés de chair et de sang me hante encore. Je sens encore l'infâme odeur de putréfaction dans mes narines, et aucune huile, aucune fleur, aucun parfum n'a jamais su offrir un quelconque repos à mes sens. Rien que de vous le décrire, voici ma mémoire qui s'active, et il me semble y retrouver, là, il me semble même quitter ce bureau pendant un instant, pour me sentir glisser dans ces dédales de pantins d'os et de toile pendant dans ces niches creusées à même la pierre. Il me semble encore pouvoir déceler l'odeur du vinaigre, couvrant celle de l'humidité et des rats. Je me sens partir, alors qu'il me faut rester ici ; je vous prie de m'excuser, Madame, mais je ne puis continuer à vous décrire ce lieu cauchemardesque. Je sens la Mort presser amoureusement mon cœur, et je ne puis céder à cette douce tentation de quitter cette Terre sans vous avoir livré mes derniers secrets.

J'ai été baptisé à neuf jours, mais je n'ai jamais su tirer profit de mon éducation religieuse avant de me marier, c'est-à-dire à trente-six ans. J'ai épousé une femme sincère et aimante, qui m'a aidé à calmer mes douleurs et mes visions. Je cauchemarde toujours, mais moins qu'auparavant, et on a bénit ma maison, alors aucun esprit ne pénètre ces murs tant que le buis qui trône sur cette cheminée n'est pas fané. Mais à seize ans, je me moquais de tout, j'étais frivole et athée, je ne pensais qu'à l'argent et aux femmes, alors qu'elles-mêmes ne supportaient pas la vue d'un vagabond comme moi. Je n'étais pas bien grand, et fort frêle, pourtant, je regorgeais de vitalité et mon agilité n'était plus à prouver. J'étais connu pour arriver à pénétrer dans les granges par les minuscules fenêtres d'aération. Que de changement, entre l'état où vous pouvez me voir et l'état dans lequel j'étais ! Je gagnais ma vie en volant, et en réalisant quelques travaux pour d'autres brigands. Je fus pris quelques fois, mais jamais on ne put m'inculper pour autre chose que ce pour quoi je fus attrapé, si bien que je restai quelques mois seulement en prison, alors que je méritais déjà d'y rester toute ma vie. J'appris bien trop tard que la punition des Hommes est bien moindre que la punition du Ciel, et je peux vous assurer qu'un jour, tous vos péchés vous reviennent en un seul, et que vous subissez le glaive déjà rouge de tous vos crimes, et que c'est une douleur éternelle qui vous attend si vous ne daignez vous repentir -et mourir.

Ce fut donc à dix-sept ans qu'un autre jeune homme, qui se faisait appeler Lord Byron, bien qu'il n'eût aucune filiation nobiliaire, et qu'il ne fut pas plus poète que je suis bonne sœur, me proposa de voyager jusqu'en Italie avec la prétention de gagner de quoi finir paisiblement ma vie. Je ne peux pas dire qu'il ait menti, car je possède en vérité assez de propriétés pour entretenir mon sang sur plusieurs décennies encore ; mais en vérité, me voilà dans des eaux plus troubles que celles bordant la gorge de Charybde.

Les Têtes hurlantesWhere stories live. Discover now