Préambule - « Une perle »

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Henry avait enfilé son veston le plus chic. A présent, il n'attendait plus qu'elle. Sa pupille. Il jeta à nouveau un coup d'œil vers les escaliers, mais il sembla que personne encore n'avait décidé de poser le pied sur la moindre marche.

Il tira les manches de sa chemise sous son veston afin de les réajuster. Il était vraisemblablement nerveux mais il ne devait rien laisser transparaître. Il fallait qu'il se détende avant qu'elle ne descende et qu'elle ne finisse par deviner son trouble.

Henry se rendit donc au petit salon et s'installa nonchalamment dans le fauteuil en cuir capitonné qui faisait face à la grande cheminée. Il laissa son dos abîmé s'y enfoncer jusqu'à épouser parfaitement la forme de l'assise et ses yeux se perdirent finalement dans les flammes qui léchaient sensuellement le bois noirci. Au loin, émanant de son esprit, une voix enfantine vint raviver ses souvenirs :

« Lâchez-moi ! Lâchez-moi espèces de vieux dégoûtants ! »

Il se trouvait à présent bien loin de la maison, sur le port de Londres. De la fumée noire émanaient des bateaux et des usines si bien que la ville était plongée dans un brouillard permanent. Malgré la foule et le marché aux poissons qui battait son plein aux abords de la rive sud, Henry l'entendait toujours crier. Cette petite voix lui déchirait les entrailles. Un enfant était en danger.

Sans réfléchir il avait lâché le petit carnet contenant son bon de livraison et la liste de ce que celle-ci devait contenir. Il s'était jeté corps et âme à travers la foule comme il aurait plongé dans l'océan s'il avait fallu sauver une vie.

Bien sûr, il dû jouer des coudes pour se défaire de ce capharnaüm et il écrasa sans doute quelques souliers, mais il parvint bientôt à ses fins. Près d'un bateau de pêche, sur un ponton qui menait à la place du marché, deux hommes bedonnants tenaient en hottage une petite fille d'à peine dix ans. La petite se débattait bec et ongles, pourtant elle ne parvenait pas à faire chavirer les deux marins, et pour cause : Ils étaient aussi gros que des porcs que l'on aurait engraissé pour en faire de la viande !

« Arrêtez ! » avait-il ordonné d'un ton ferme.

Il s'était sentit plein de courage devant ses deux hommes et il se souvenait parfaitement de l'odeur nauséabonde de poisson qui émanait d'eux et de leurs mains sales et caleuses posées sur la petite fille. 

« Te mêle pas de ça m'sieur l'bourgeois. » avait grogné l'un des deux rustres.

« Je vous offre cinquante livres sterling si vous la relâchez immédiatement. »

Les deux hommes avaient échangé un regard entendu. Le plus petit avec la barbe pointue avait saisi la petite par les deux bras tandis que l'autre s'était approché d'Henry tout sourire, lui révélant ainsi une abjecte dentition.

« Le fric d'abord. »

Il tendait à Henry une grosse main poisseuse aux ongles rongés et à la peau cornue, mais celui-ci ne se découragea pas. Il plongea sa main droite dans la poche intérieure gauche de son veston et en sortit son portefeuille en cuir. Alors qu'il l'ouvrait pour compter les billets, il sentait le regard insistant du marin bedonnant lui brûler les mains. Il referma bientôt son portefeuille d'une main et donna les billets à l'homme poisseux de l'autre. L'homme fit  évidemment mine de recompter (même s'il était évident qu'il en était incapable) avant que les bras du petit barbu ne relâchent leur emprise sur la petite fille.

Celle-ci tomba au sol à bout de force et se mit à pleurer, certainement de soulagement. Henry ne vit même pas les deux hommes s'éclipser en riant, il se précipita auprès de la petite fille et l'aida à se remettre sur pieds.

« Quel est ton nom petite ? Tu es seule ici ? »

Elle avait de beau cheveux couleur noisette, quoi qu'un peu crasseux, mais ce qui frappa Henry en premier fut la couleur émeraude de ses yeux. Ses prunelles le transpercèrent en plein cœur, c'était comme si elle avait lu en lui comme dans un livre ouvert. Elle se laissa tomber dans ses bras et le serra comme elle put avec le peu de force qui habitait encore ses petits bras.

Elle portait une robe épaisse en laine jaune qui la recouvrait jusqu'aux pieds et des roses rouges étaient brodées de chaque côté de son col. Henry remarqua qu'elle ne portait pas de souliers.

« Je ne sais pas. Ils ont dit que j'étais montée dans le bateau toute seule. J'étais cachée dans le garde-manger. Mais il y a eu une tempête, je me suis cognée très fort la tête. Ils m'ont demandé si j'avais une maman et un papa mais je ne sais pas ! »

La petite parlait très vite, elle avait un accent français très prononcé et elle semblait terrifiée. Henry caressa doucement ses cheveux afin de la radoucir et lui accorda un sourire des plus rassurants.

« Si tu veux bien, je vais t'emmener dans ma maison. Je vais te trouver une nourrice qui s'occupera bien de toi et je vais chercher moi-même si tu as une maman et un papa. »

La petite sécha ses larmes et regarda encore une fois dans les yeux d'Henry. Elle renifla bruyamment puis hocha la tête.

« Toi, tu es gentil. Tu es peut-être mon papa ? »

Henry se mit à sourire alors qu'il revenait peu à peu à la réalité. Comment aurait-il put savoir à l'époque que cette petite fille courageuse bouleverserait sa vie pour toujours ?

Le Souffle du TigreWhere stories live. Discover now