« Call me »

2.3K 123 130
                                    

Jeudi 30 décembre - Rose


Aujourd'hui, il n'a pas appelé. Je m'étais pourtant habituée à ses coups de fil journaliers. Ils ne duraient jamais longtemps. Juste quelques minutes. Le temps d'entendre le son de sa voix, de percevoir le sourire dans ses intonations chantantes, de me raviver à la chaleur de son timbre vibrant.


Mais aujourd'hui, il n'a pas appelé et ça m'a manqué. Je ne sais pas trop pourquoi. Je ne le connais même pas. Il n'est rien pour moi, rien d'autre qu'un nom et une voix. Je ne connais rien de lui, ni de sa vie. Je ne sais pas pourquoi mon cœur bat toujours un peu plus vite lorsque je lui parle. Ni pourquoi je dois reprendre mon souffle quand je raccroche.


Ma collègue se moque de moi. Gentiment, mais quand même. Elle a raison. Une voix peut appartenir à n'importe qui. N'importe qui ne correspondant pas à mon idéal masculin. Pouvant même en être la totale contradiction.


J'essaie de me raisonner mais c'est plus fort que moi : mon esprit ne cesse de vagabonder et de formuler mille hypothèses à son sujet. J'ai une imagination très fertile. Peut-être que j'ai trop lu de romances. Peut-être que le calme plat qui règne sur ma vie depuis plusieurs mois brouille mes idées.


Ou peut-être que c'est vraiment l'homme charmant, chaleureux et attentionné que j'attends patiemment depuis trop longtemps.


« Ou un homme marié, simplement poli et avenant » m'a rétorqué Marie-Pierre pendant que j'éteignais mon poste en regrettant à voix haute -erreur classique- l'absence d'appel. Il faut absolument que je perde cette fâcheuse habitude d'exprimer tout haut ce qui me passe par la tête. Plus facile à dire qu'à faire quand on passe ses soirées en tête à tête avec un chat.


A présent, je rentre chez moi, la journée s'achève sur un goût de manque. Assise près de la fenêtre, je regarde sans le voir le tunnel qui défile. Encore trente minutes de métro, quinze de marche et je serai chez moi.


Mes idées s'évadent. Je tombe dans une douce rêverie. Que sais-je de lui ? Un prénom qui sonne jeune, il doit avoir mon âge à peu près. Pas plus de la trentaine en tout cas. Un nom aux sonorités latines. Je l'imagine brun, un peu typé, souriant. Je sais qu'il travaille pour la succursale d'Evry. Comme moi, il a dû s'expatrier en région parisienne pour trouver du boulot.

Et dire que quelques dizaines de kilomètres à peine nous séparent.

Toujours un mot gentil, une prévenance, une question pour s'enquérir de ma forme ou de mon humeur. C'est un homme galant, attentionné, peut-être un peu vieux-jeu, mais ça n'est pas pour me déplaire.


Station P., je suis arrivée. Enfin presque. Après avoir affronté le vent chargé d'odeurs nauséabondes qui s'engouffre dans les couloirs surchargés, je grimpe les escaliers et suis saisie par le froid glacial qui s'est abattu sur la capitale depuis quelques jours. J'ajuste mon cache-nez et mon bonnet et baisse la tête pour foncer droit devant moi. Un dernier arrêt à l'épicerie et je pourrai enfin retrouver la douceur de mon petit studio.


En ce moment, les soirées me paraissent interminables. C'est toujours le cas l'hiver, lorsque la nuit tombe très tôt. Me mettre à l'aise, ranger un peu, trier et supprimer les spams reçus sur ma messagerie, je n'ai rien de très excitant à faire. Finalement, lorsque j'estime l'heure suffisamment avancée, je me permets de me détendre.


Un bol de bouillon entre les mains, je m'installe sur le canapé pour regarder un énième téléfilm à l'eau de rose qui ferait bien rire mes proches. Qu'y puis-je ? Je suis fleur bleue, je le sais. Ces histoires d'amour, où tout finit toujours bien, constituent ma distraction favorite. Il n'y a rien au monde que je préfère pour me distraire, le soir, après une journée de travail acharné. Ma mère a beau me répéter que ce n'est pas dans mon canapé que je rencontrerai le prince charmant, moi je me dis qu'il n'y a pas de mal à rêver un peu. Et puis il m'arrive quand même de sortir et de faire des rencontres, les deux ne sont pas incompatibles. Est-ce ma faute si je ne suis jamais tombée sur les bons ?


D'après Laure, ma meilleure amie, je suis trop exigeante. Elle a sa théorie. Ces fictions à l'eau de rose m'auraient retourné le cerveau au point que je ne pourrais me satisfaire d'un homme « normal ». Il me faudrait un « super-homme », regroupant toutes les qualités de l'idéal masculin que mon esprit aurait forgé à partir des représentations biaisées transmises par les scénarios clichés dont je raffole. Est-il utile de préciser que Laure est étudiante en psychologie ? Et que je suis son sujet d'étude favori ?


Mais Laure est restée à Limoges, elle, et pour l'instant, calée sous un plaid et contre mon chat ronronnant, je m'évade en suivant les péripéties mouvementées de Kayla et Tyron. Il n'y a rien qui pouvait, de façon aussi radicale, me faire oublier pour quelques temps au moins, ma déconvenue du jour. Les deux amants se rencontrent, s'aiment, se déchirent, se perdent, avant de mieux se retrouver. Du classique, des valeurs sûres. Pas de mauvaise surprise. Des clichés ? Peut-être... Pourtant, je me laisse emporter par le tourbillon de leurs émotions. Les acteurs sont plutôt bons, leur jeu est crédible. La soirée finit par passer sans que je m'en rende compte.


Un doux engourdissement me saisit. Je resterais bien dormir sur mon canapé mais je sais que je vais le payer demain matin. Au prix d'efforts surhumains et au mépris de la contrariété de Monsieur Crockett qui pousse un miaulement plaintif, je m'extrais de la chaleur du sofa pour aller me plonger sous une couette glaciale. Dans quelques minutes, la température aura monté et le sommeil ne tardera pas à m'emporter.

Je sens que le beau Tyron sera de la partie...

A l'eau de Rose (publié aux éditions Plumes du Web)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant