La Coupe de la Lune

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Après quarante ans de vie commune, Annabelle se réjouissait toujours de pousser la porte de l’atelier de Maria. Elles y avaient installé leurs lieux de travail aux deux extrémités de leur terrain commun. Elles étaient toutes deux susceptibles de s’absenter pendant des jours, parsemant leur histoire de manques. Ce jour-là, le besoin de voir sa compagne était trop fort.

Dans la partie est de leur domaine, une forêt sombre et inquiétante poussait avec virulence. La cabane de Maria était dans une petite clairière qu’il était difficile d’atteindre. Pour y parvenir, Annabelle avait troqué sa blouse blanche contre une veste courte, sa jupe contre une paire de jeans et ses baskets contre des chaussures de marche. Elle avait évité les branches basses, s’était parfois servi de sa lampe torche en plein jour et avait grimpé le long d’une colline en s’accrochant aux racines pour mieux avancer. Après des dizaines d’années à franchir cette distance, elle commençait à ressentir la fatigue de la vieillesse. Leurs habitudes avaient été prises il y avait des années de cela, alors qu’elles n’étaient que deux jeunes femmes aux esprits créatifs. Annabelle espérait pouvoir optimiser le trajet. Malheureusement, la forêt de Maria était intouchable, sous peine de disputes.

Elles s’étaient rencontrées à la 3015ème édition du Congrès Mondial des Innovations Maléfiques, le CMIM - qui ne s’était pas toujours appelé ainsi, voire n’avait pas eu de nom pendant quelques centaines d’années. Ce rendez-vous annuel presque incontournable était une occasion de découvrir quels progrès étaient faits par toute une communauté de personnes qui rêvaient de conquérir le monde. Depuis un peu plus d’un siècle, une partie du CMIM était réservée à la conquête du système solaire. Les organisateurs jugeaient qu’il était encore un peu tôt pour s’intéresser au reste de l’univers. Annabelle était une des intervenantes en matière de recherche spatiale depuis l’édition 3039. Elle en était très fière, même si l’année 3015 restait gravée dans sa mémoire comme étant sa préférée.

Elle y avait obtenu sa première invitation, pour présenter sur un stand le Rayon Propulseur A15, soit la quinzième version de son rayon. Elle était à peine majeure. Elle avait passé son enfance à espérer pouvoir se rendre un jour au CMIM, dont les entrées payantes étaient hors de prix. Elle avait pris le temps de visiter les allées et s’était arrêtée devant la présentation d’une jeune sorcière, fille de sorcière, petite fille de sorcière, arrière petite fille de sorcière, la lignée prenant ses racines en des temps immémoriaux. Cette magnifique brune aux longs cheveux et au teint mat était une des dernières sorcières présentes dans les allées : certaines compétences des maîtres du Mal étaient moins propices aux innovations que d’autres. Il était plus compliqué d’inventer quelque chose de nouveau comme sorcière que comme savante folle. Cependant, Maria présentait des potions inédites à cause de la dangerosité des ingrédients. C’était là le charme de la belle sorcière : derrière ses abords têtus et conservateurs, elle prenait des risques qu’aucune autre personne n’avait osé prendre auparavant. Annabelle avait écouté toute la présentation, sans en comprendre la moitié, et avait été ravie que la sorcière lui demande ses coordonnées.

Les années passant, elles étaient un des couples les plus célèbres du CMIM : l’une des dernières sorcières et la première femme noire parmi les intervenants sur la conquête spatiale. Elles étaient le passé et le futur.

Annabelle eut un franc sourire en voyant la petite cabane de bois noircie par les intempéries. De l’extérieur, le bâtiment semblait prêt à s’effondrer au prochain coup de vent. Cependant, il s’agissait d’une cabane de sorcière. La savante frappa trois fois, frotta la poignée rouillée, avant d’avancer. Sans ce code, la porte ouvrait sur un intérieur vide et vermoulu. Avec, il était possible d’entrer dans l’atelier de Maria. Celui-ci était tapissé d’un joyeux désordre : sur un mur, une grande étagère rassemblait des potions dont certaines étiquettes étaient illisibles. En face, il y avait des plantes en bocaux. Dans le fond de la pièce, il y avait la seule participation d’Annabelle à ce lieu de travail : un immense frigo qui conservait des matières plus sensibles à la putréfaction. La dernière fois qu’elle l’avait ouvert, la savante folle avait vu un gros morceau de chair non identifiée et avait refermé la porte aussitôt, dégoûtée par cette vision.

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