9. Chat-perché
Felix s'éclipse un instant dans la cuisine, il y a du raffut. Jisung l'aurait juste entendu lui dire d'attendre quelques secondes, le temps qu'il calme ce qui ressemblait à un règlement de compte. Alors les deux derniers garçons sont seuls au milieu de la foule. Jisung ne la trouve plus forcément oppressante, mais c'est surtout parce que quelque chose d'autre le tracasse sur le moment.
Il tourne la tête, sous les néons. La chaleur de la pièce fait que Hyunjin a déboutonné le haut de son chemisier. Il en va de soi que quelques regards se tournent et se posent sur lui, alors qu'il est immobile dans le séjour, avec un ado en hoodie noir juste à côté. Le contraste vestimentaire est flagrant.
— Tu vas revenir après ?
Hyunjin pivote, plantant ses yeux dans les siens. Il prend quelques secondes à assimiler les paroles de son voisin, et rapidement ses pupilles s'agitent. Hyunjin, il a l'air totalement perdu, sur tellement de choses en aussi peu de temps.
— Je pense, avoue-t-il d'une voix faible.
Puis il secoue la tête, comme si la question ne se posait même pas.
— Non, je veux dire oui, je vais revenir.
C'était le programme initial non ? Le blondinet rejoint la fête de Felix pour s'amuser et Jisung reste chez lui parce qu'il n'en a pas envie.
Doit-on maintenant laisser de côté le réel malaise qui flotte entre eux deux sur le moment ?
Ils essayent, de faire comme si de rien n'était. Mais c'est maladroit des deux côtés maintenant. Le corps de Hyunjin lui donne des signaux contradictoires. Il a envie de prendre ses jambes à son cou et déguerpir, et en même temps, il ne parvient pas à bouger d'ici.
— On va attendre Felix dehors ?
— Ouais, s'empresse de répondre Jisung.
C'est suffocant.
Leurs deux silhouettes passent entre les gens, qui les ont oubliés, déjà. Les gens, eux, ne voient que deux lycéens qui vont juste quitter une fête amusante. C'est vrai que pour beaucoup, quitter une fête avant qu'il ne soit minuit c'est un peu ringard. Et certains arrêtent Hyunjin dans la foulée, « Hwang, on t'a à peine vu t'étais en train de courir dans tous les sens, tu vas où ? », et contrit, Hyunjin leur répond : « Je reviens ».
Pourtant, peut-être que c'est pire quand ils sont à l'extérieur, car le bruit ne les détourne plus de leur silence. Leur silence à eux, alors qu'ils se tiennent l'un à côté de l'autre sur une terrasse faussement vide.
Il y a des gens ici, oui, mais à moitié-mort pour la plupart. Jisung en fronce le nez un instant. Rentrer chez soi avant minuit est considéré comme risible, mais finir la tête dans les chiottes où le cul entre deux canapés à la même heure, c'est glorieux.
Hyunjin ne sait pas où se mettre, le pauvre, il est littéralement en train de revoir passer tous ses choix de vie depuis le début de cette soirée. Pour l'un comme pour l'autre, ce n'est pas de tout repos. Jisung est trop pris dans ses pensées envers Archibald pour avoir le quart des incertitudes du blondinet.
— Pourquoi tu m'as embrassé ?
C'est sorti comme ça. Hyunjin a dit ça comme ça.
Il voit les doigts de Jisung se crisper sur la rambarde.
— Pourquoi tu as répondu ?
C'est lâche de rétorquer de la sorte. Mais Jisung, il ne sait pas quoi dire d'autre.
Hyunjin mord sa lèvre et regarde ailleurs, puis se penche un peu plus vers l'avant. Du coin de l'œil, le cendré peut voir ses cheveux, plus désordonnés, plus en bataille, qui s'agitent autour de son visage.
— Tes potes disaient que t'étais en train de courir partout, tente le cadet.
— J'étais en train de courir partout. Pour retrouver ton sale matou.
Jisung pouffe un instant, de manière presque étouffée. Il imagine Hyunjin se précipiter d'une pièce à l'autre en sifflant des « Bâtard de chat ! ». Il imagine Hyunjin comme celui d'avant, il y a quelques années, jamais en place. Courir, il a fait ça toute sa vie. Courir, c'est sa spécialité. C'est aussi pour ça que Jisung, qui ne savait que s'assoir et attendre, a fini par le perdre sur le chemin.
Hyunjin avant, sous le vasistas, dans la cour, dans le salon de Mamie Cerise. C'est fatigant, parce que c'est vrai qu'il courait beaucoup.
Un bruissement.
Jisung sort de ses pensées, battant des cils. Hyunjin n'a rien entendu on dirait.
Dans le jardin de la résidence, à moitié mordu par la pénombre, il entend les feuilles de l'acacia jaune. Ce genre de feuilles est normalement trop petit pour faire du bruit naturellement, surtout à cette distance.
Et sur le moment, le vent n'est pas assez fort.
Hyunjin comprend que l'attention de Jisung vient à nouveau d'être capturé par quelque chose, il porte son regard dans le lointain à son tour. Ses sourcils se froncent.
— Y'a les gosses qui viennent, ils pensent sûrement qu'on va leur donner des bonbons.
Les yeux de Jisung se baissent, l'arbre à demi-camouflé par l'obscurité laisse place aux cris des bambins plus bas. Sur le bitume de la route jonchée de feuilles mortes. Ocre, rouge, jaune, leurs pas ensorcelés laissent une trainée de rires dans leur sillage.
Sorcières, magiciens, enfants d'un monde imaginaire, nains et lutins, quelqu'un s'est même déguisé en papa noël.
C'est justement papa noël qui se poste devant l'acacia, levant son petit menton boudiné dans le ciel. Son doigt se tend.
Le cœur de Jisung est déjà en train de battre la chamade, et Hyunjin glapit en le voyant enjamber la rambarde avant même que le cri du garnement ne se fasse entendre :
— Y'a un chat coincé dans l'arbre !
Tous les enfants viennent s'agglutiner dans le jardin de Felix, et ça fait déjà du raffut.
Quand il comprend, certes avec un certain train de retard, Hyunjin abandonne juste sa cape sur le côté avant de s'élancer à son tour. Il grogne en recevant sa propre tignasse dans le visage. Jisung avait raison, il aurait dû les attacher.
Et donc plus loin devant, le cendré freine son élan, les mains s'abattant sur le tronc humide, il plisse les yeux et regarde vers le haut. Alors que les enfants forment un cercle un peu paniqué autour de lui, les fêtards finissent eux aussi par rappliquer. Dans leur état -pitoyable pour pas mal-, ils ne comprennent pas pourquoi les sept nains se sont dupliqués dans la cour avant. « Ce sont les trolls ! Ils viennent nous chercher ! » s'égosille Mingi entortillé dans le hamac.
Mais Jisung ne les écoute pas, il n'entend même pas son nom dans la bouche de Hyunjin. Les gens deviennent une vingtaine, puis plus, mais pas encore une trentaine. Il scanne le feuillage étouffant, les branches qui remuent sous le ciel sombre, quelques éclats de lumières qui traversent la voie lactée.
Et deux yeux jaunes apparaissent, s'écartant du chaos, et des griffes fermement agrippées à une branche.
— Archibald !
— MIAOU !
— J'arrive mon chat !
Sous les yeux de tous, Jisung baisse sa capuche et remonte ses manches. Sous les yeux de tous, il s'accroche aux branches les plus basses avant de se hisser d'un premier mètre. Et juste ça, donne l'impression qu'il part sauver le monde.
Felix déboule dans le jardin, quelqu'un a dû l'avoir prévenu de ce qui était en train de se passer. Et ses yeux s'écarquillent. Il rejoint Hyunjin qui ne sait pas quoi faire, arrivé au moment où le garçon était hors de portée.
Le pelage orangé du matou est visible, mais il est haut, bien haut. Et si sous la montée d'adrénaline Jisung ne semble pas s'en être rendu compte, au bout d'un moment, il s'arrête de grimper pour reprendre son souffle.
En-dessous, il y a les encouragements énergiques des gens, des portables sont même sortis pour filmer l'action. L'arbre est haut, le vent se lève enfin -malheureusement-. Demain matin, Han Jisung ne sera plus monsieur personne.
A bonne distance, il baisse les yeux. Ces derniers s'exorbitent, il se paralyse.
Éberluées, les deux voix, celle de Felix et de Hyunjin tonnent en même temps :
— Espèce de con ! T'as le vertige !
— Ah... oui... balbutie le cendré.
J'avais oublié.
Quelle idée de se trouver là, maintenant. Mais il est trop haut pour redescendre, Archibald est sur la branche supérieure. Le petit bout d'homme entend son miaulement rauque, entre la peur et l'agacement. Archibald, c'est un sale gosse et un vieux papy aigri en même temps.
Tout à coup tremblant, Jisung devine que la couleur déserte son visage. Mains sur l'écorce, jambes qui flageolent, « Jisung redescends ! ». Ha. Ha. Ils sont marrants ces deux-là.
Il prend une grande inspiration, se redresse comme il peut. C'est la fin du monde, quand on a dix-sept ans tout ressemble à la fin du monde de toute façon. Mais pendant quelques secondes, Jisung sera courageux. Il a la réponse au bout des doigts, qu'il tend fébrilement vers la branche du dessus, là où la touffe orangée est hérissée jusqu'au ciel.
— Archibald Edwin Jupiter ! tonne-t-il. Viens tout de suite ici !
— MIAOU !
— M'insulte pas !
Humain idiot, encore une fois.
Jisung se paralyse, quand Archibald se redresse. Pendant un instant, il a presque pensé avoir vu l'animal rouler des yeux.
Et Archibald lui saute subitement dessus.
— Merde ! panique Hyunjin.
— On court ! poursuit Felix.
Le cendré s'emmêle dans ses exclamations, le chat se raccrochant à son pull, il lui fait perdre l'équilibre.
Le corps de Jisung bascule au-dessus des branches, il ferme les yeux très fort en serrant le matou contre son corps. Le vent siffle dans ses oreilles en même temps que viennent des cris, beaucoup de cris, ceux de la foule qui regarde ses ailes brûler.
BAM !
Un écho, puis les souffles autour. Le bruit de l'impact résonne encore dans ses oreilles, mais il pensait que ça aurait été plus douloureux.
Jisung remue les bras, les jambes. Honnêtement, c'est un peu comme une mauvaise chute à vélo, ça fait un peu mal aux fesses et au dos. Mais rien de terrible non plus.
Il finit par ouvrir les yeux, qui plongent dans le ciel. Les deux pupilles en amande d'Archibald sont face à lui. Un ronronnement lui parvient.
Humain héros.
Chat hypocrite.
— Fais chier... souffle une voix tout près de son oreille.
Jisung sursaute, il tente de se redresser mais une main lui saisit le poignet. Son dos le lance un peu, pressé contre un torse. Quand il tourne la tête, il se rend compte que quelqu'un a amorti sa chute. Deux personnes même. Mais l'une plus que l'autre.
Felix est un peu plus sur le côté, ayant reçu les jambes du cendré alors que Hyunjin s'est ramassé le reste du colis. Tous les trois sont à terre, dans un emmêlement bien rigolo.
— T'es un cauchemar Sungie... siffle le roux.
— RIP à mon pancréas, marmonne Hyunjin.
— Miaou...
— Ta gueule toi.
*
(23/10/20)
Anecdote un tout petit peu gênante : j'ai imprimé ce chapitre sans faire gaffe et c'est ma mère qui me l'a rendu en mains propres.