L'Ange de Nyckos

By Eveterrellon

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Salvatore Gecatti, peintre renommé de la Florence du Quattrocento, est fasciné par son dernier modèle. La bea... More

Avant-propos
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11

Chapitre 1

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By Eveterrellon


     Salvatore délimita l'ombre du bras qu'il peignait d'un trait sûr. Son geste accompli, il recula légèrement pour étudier le résultat. Accentué par le contraste réalisé, l'ébauche de lumière sur la chair nacrée donnait à celle-ci un rendu de soie irréprochable, si parfait, qu'on avait envie de le toucher.

     Satisfait, le peintre plissa les yeux de contentement. Il maniait son pinceau avec la précision d'un orfèvre. Il en était pleinement conscient. Une qualité que lui enviaient tous ses collègues et que jalousaient quelques-uns.

     Avec complaisance, il laissa courir son regard sur la toile. Le tableau qu'il achevait s'annonçait comme une merveille de plus, à ajouter à la longue liste de celles qui lui valaient la réputation d'être un des meilleures artistes de sa génération. Plus que quelques retouches, et sa nouvelle œuvre rejoindrait bientôt le palais des Médicis.

     Trois d'entre elles se trouvaient déjà chez « il Magnifico »(1).Une reconnaissance de sa virtuosité qui n'était pas à la portée de tous les peintres d'Italie. Encore moins de ceux de la ville de Florence, dont la pépinière de talents exacerbait la compétition. En cette année 1490, Laurent de Médicis demeurait avant tout un homme d'État avisé, redouté autant que respecté en politique. Mais il était également un esthète réputé, qui choisissait avec soin les artistes qu'il favorisait.

     Salvatore était heureux de faire partie de ceux-ci. Il appréciait la générosité de son protecteur, sa force de caractère, ainsi que l'amitié sincère que ce dernier semblait lui porter. Redevable et touché par une estime égale, il honorait généralement ses commandes en mettant tout en œuvre pour le satisfaire.

     Cette fois-ci, il avait été particulièrement inspiré par son modèle. Celui-ci figurait un ange brun à la figure juvénile et au corps gracieux, en train de se prélasser sur un nuage vaporeux. Les ailes partiellement repliées, le bel éphèbe soulevait à demi son torse glabre, délicieusement souligné par deux petits bourgeons rosés. Un de ses bras élégants rejeté en avant, il paraissait déployer sa main blanche aux longs doigts fins à l'adresse de tout ceux qui le regardait, en une invitation à le rejoindre.

     Sa position lascive n'excluait pas une part d'innocence qui le rendait absolument irrésistible. Tout au moins, jusqu'à ce qu'un œil averti croisât ses orbes clairs. D'une froideur étonnante dans un visage aussi jeune, ils alliaient le singulier de leur couleur, d'un bleu pastel tirant sur un vert dilué, pour donner à son regard une expression glacée. Un détail renforcé par la personnalité distante de son modèle, qui donnait à son sujet une ambivalence absolument unique.

     Il avait nommé ce tableau l'Ange de Nyckos. La référence à l'ange paraissait évidente ; quant à Nyckos, c'était sa façon de rendre hommage à un être depuis longtemps disparu, issu d'un passé douloureux, et qu'il n'oublierait sans doute jamais.

     Pris dans les rais d'une nostalgie minée de regrets, il demeura quelque instants le pinceau en l'air, jusqu'à ce qu'il entendît son ami Silvio remuer derrière lui. Sculpteur renommé et portraitiste amateur, ce dernier se complaisait à observer son travail chaque fois qu'il lui rendait visite. Attentif au moindre de ses gestes, il était capable de suivre l'avancée de ses œuvres durant des heures. Une façon à la fois détournée et respectueuse de prendre une leçon du maître.

     Salvatore se prêtait volontiers au jeu. Silvio était son ami et peindre devant un public était une obligation incontournable lorsque l'on exécutait des commandes pour les familles de Florence les plus prestigieuses. Certains de ses commanditaires ne se gênaient pas pour surveiller la concrétisation de leurs espoirs, critiquer un détail qui ne leur plaisait pas, ou demander une modification de dernière minute. Par rapport au quotidien de la majorité de ses contemporains, le peintre n'avait pas à se plaindre. Les reprises exigées étaient relativement rares.

     Douze ans auparavant, la première toile qu'il avait livrée aux Médicis avait décidé de l'ascension fulgurante de sa carrière. La réalisation d'une pietà adressée aux Borgia l'avait ensuite propulsé au rang des meilleurs artistes de sa génération. Depuis, les commandes affluaient. L'argent gagné lui permettait d'entretenir son propre atelier, une domestique, et de gâter ses amants de passage. À trente-trois ans, Salvatore Gecatti se considérait non seulement comme un homme comblé, mais heureux de vivre librement ses passions. Pour rien au monde, il n'aurait changé d'existence.

     Brisant le cours de ses réflexions, Silvio se pencha sur son épaule pour remarquer à mi-voix :

     — Il est magnifique. D'où vient-il ?

     Un instant, l'œil du peintre se figea sur son modèle. Le jeune homme allongé sur le ventre devant lui ne devait pas avoir plus d'une vingtaine d'années. Entièrement nu, il tenait la pose sur une estrade garnie de coussins, tout en le dévisageant d'un air impassible. Tout en lui exsudait la beauté : sa silhouette mince et élancée, l'élégance de sa musculature finement modelée, la blancheur de ses épaules, la longueur des mèches bouclées de sa chevelure brune, le tracé délicat de sa figure ; jusqu'à l'arrondi parfait de ses sourcils et le dessin raffiné de sa bouche. C'était pourtant sans conteste la pureté glacée de ses yeux couleur d'aigue-marine qui fascinait Salvatore.

     Conscient que son ami attendait une réponse, il s'arracha à sa contemplation.

     — De Grèce, je crois.

     — Tu crois ? Je reconnais bien là ton pragmatisme pour ne viser que l'essentiel. En tout cas, il a un cul de toute beaut.

     Silvio commentait sans plus se soucier de baisser la voix. Salvatore ne pouvait qu'agréer intérieurement, mais soucieux de préserver la peu de pudeur que son modèle conservait peut-être encore, il rectifia :

     — Il a surtout un visage d'ange. Et c'est tout ce qui m'intéresse.

     Il en fallait toutefois davantage pour décourager son ami de pérorer comme s'ils se fussent trouvés seuls.

     — Ne me dis pas que le reste de cette splendeur te laisse de marbre.

     — Contrairement à toi, j'aime séparer ma vie professionnelle de ma vie amoureuse, Silvio. Je vois défiler des corps nus toute la journée. Mais des traits et des yeux comme ceux-là, on en rencontre qu'une seule fois dans sa vie... Normalement, acheva-t-il pensivement, en reportant de nouveau son attention sur le jeune homme.

     Belle poupée refusant de manifester ses sentiments, celui-ci ne paraissait pas les entendre. Il était pourtant suffisamment près pour ne rien perdre de leur conversation. Fidèle à son détachement habituel, il dévisageait Salvatore en silence, avec une indifférence étrangement contrebalancée par l'intensité du regard dont il le dévorait.

     Le peintre s'interrogeait souvent sur l'insistance de ce regard. Un regard qui, quel que fût le nombre de personnes présentes dans l'atelier, ne semblait toujours s'intéresser qu'à lui. Son manque de chaleur humaine l'intriguait d'autant plus, qu'il lui semblait parfois déceler l'ombre d'un chagrin enfoui au fond des orbes clairs. Il avait la conviction de passer à côté de quelque chose, mais le caractère renfermé du bel éphèbe ne l'incitait pas à s'appesantir sur le mal qui rongeait celui-ci.

     La vie était trop courte pour la gaspiller à tenter de régler les problèmes des autres. Il s'y était cassé les dents sept ans auparavant, à cause d'un regard étonnamment similaire et il ne tenait pas à renouveler l'expérience. Il en gardait la cicatrice d'un regret bien trop cuisant.

     Sur bien des points, son modèle demeurait une énigme. Les heures de pose achevées, il regagnait directement la soupente qu'il lui louait sous les toits sans jamais chercher à engager la conversation. Il ne lui connaissait aucune fréquentation, et mis à part pour effectuer quelques courses quand il l'envoyait quérir des couleurs ou du papier pour lui, il ne sortait pratiquement pas. Qu'un garçon aussi beau préférât la solitude de sa chambre, au gai tintamarre que les jeunes gens de son âge entretenaient à travers les rues de Florence, participait à son mystère.

     Salvatore se demandait souvent à quoi il occupait le reste de ses journées. La crainte de franchir une limite lui interdisait de l'interroger. Son accent, son manque de repère en ville et son goût prononcé pour les aubergines et les pois cassés que cuisinaient parfois Martha, sa domestique, lui laissaient supposer qu'il était grec, qu'il était arrivé depuis peu à Florence, et qu'il était venu lui proposer ses services pour ne pas mourir de faim.

     Pour sa part, il continuait de vivre sa vie telle qu'il la concevait, sans lui cacher ses goûts. De ce fait, il ne lui avait jamais dissimulé son faible pour les partenaires masculins en matière amoureuse.

     Depuis qu'il avait emménagé sous son toit, le jeune homme avait d'ailleurs fréquemment aperçu Paolo, son amant du moment. Joyeux drille et comédien de son état, ce dernier appartenait à la troupe protégée par le maître de Florence. Hédoniste convaincu, Paolo ne se gênaient pas pour inviter Salvator à essayer toutes les surfaces utilisables de l'atelier afin de satisfaire leurs besoins charnels.

     Les avait-il surpris ? Épiés ? S'était-il détourné avec mépris ? Voire dégoût ? Ou bien les avait-il reluqués avec envie ? Le peintre refusait de s'attarder sur la question. L'amitié que lui témoignait Laurent de Médicis forçait l'Église à fermer les yeux sur l'orientation de sa vie amoureuse, et il n'avait que faire de la désapprobation ou de l'assentiment de son locataire.

     Il rencontrait suffisamment de personnes affichant des goûts similaires dans les fêtes auxquelles le conviait la noblesse, pour n'éprouver aucune honte concernant ses penchants. Et puis, ne commençait-on pas à parler de mœurs florentines(2) à travers l'Europe entière, pour évoquer les ébats sexuels que partageaient deux hommes ?

     Ce n'était néanmoins pas une raison pour obliger le jeune homme à subir les conséquences de ses préférences. Et encore moins le soumettre aux réflexions libidineuses d'un ami qui n'avait jamais réussi à fixer un choix définitif sur l'un ou l'autre sexe.

     Conscient que Silvio ne parviendrait pas à retenir sa langue, Salvatore posa son pinceau et s'étira, comme si lui-même ressentait le besoin de se détendre, avant de s'adresser à son modèle.

     — Laisse-nous à présent, Sandro. Cela fait plus de trois heures que nous travaillons et tu dois commencer à t'engourdir. Nous reprendrons la séance plus tard.

     Obéissant sans un mot, le bel éphèbe se releva, dévoilant un instant la totalité de sa plastique avant d'enrouler un drap autour de ses reins. Que ce fût au bain public, ou le long de l'Arno(3) quand le temps autorisait de s'y baigner, la pudeur était un luxe que beaucoup ignoraient. Mais en le voyant gagner ainsi l'escalier qui montait sous les toits, Silvio eut un hoquet de surprise envieux.

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Note :

(1) Il Magnifico : En français, « le Magnifique », était le surnom donné à Lorenzo de Médicis (1449-1492), maître incontesté de Florence en 1490, date à laquelle se passe cette histoire.

(2) Mœurs florentines : cette expression, associée à celle de mœurs italiennes et vice italien, apparaît à la Renaissance pour désigner les relations amoureuses entre deux hommes.

(3) L'Arno : fleuve qui traverse la Toscane et passe à Florence.




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