Les jeunes gens discutaient depuis une bonne demi-heure lorsque Leeroy décida de s'isoler. Les arbres étant rares, le jeune blond dut marcher un moment avant d'être à l'abris des regards. Tarek avait voulu l'accompagné, ayant compris ce qu'il comptait faire, mais Leeroy avait catégoriquement refusé. Il n'avait pas encore eu l'occasion de tester ses nouveaux pouvoirs acquis grâce au poison, et il ne voulait pas risquer de blesser, ou pire, qui que ce soit.
Au milieu des montagnes, il y avait moins de risques. Respirant l'air frais, Leeroy ferma les yeux en se concentrant. Il ne savait pas comment s'y prendre. Comme il l'avait lu dans les livres, de nombreux mages s'étaient aventurés sur le terrain de poison, mais aucun n'avait survécu assez longtemps pour transmettre leur expérience par écrit. Il devrait donc se débrouiller seul.
Lorsqu'il rouvrit les yeux, il se focalisa sur une fleur devant lui. S'asseyant en tailleurs devant cette dernière, il l'observa sous toutes les coutures. De tailles moyennes, d'une couleur bleue vive, les pétales doux et froids, pas de doute, c'était une gentiane bleue. Le jeune blond soupira en pensant qu'il tuerait certainement cette superbe fleur.
Prenant une profonde inspiration, Leeroy oublia tout le reste et se concentra uniquement sur sa cible. Ses mains commencèrent alors à picoter alors que de légers fourmillements se firent ressentir le long de son avant-bras droit, jusqu'à son cœur. Le trajet qu'avait pris le poison. Cette sensation s'accentua de plus en plus rapidement alors qu'elle se transformaient peu à peu en douleur déchirante. Les dents serrées, le jeune blond ne quittait pas son objectif des yeux. Et alors qu'il prenait une grande inspiration et que le poison le brûlait de l'intérieur, une fine fumée noire sortit de ses paumes, de sa bouche et de ses narines.
Leeroy n'eut pas le temps de s'en étonner et resta concentré. Il devait contrôler le poison, et pas l'inverse. Fronçant les sourcils, il fit alors tourner lentement ses mains alors que les filets de fumées se dirigeaient tous entre ses paumes mouvantes, formant un lent tourbillon noir. Fixant toujours la fleur bleue, le dragonnier fit un mouvement de mains vers cette dernière et le poison fut propulsée à une puissante vitesse vers la plante. La fumée se mit à tournoyer autour de cette dernière, la cachant de la vue de Leeroy, puis lorsqu'elle disparut subitement, il ne restait plus qu'une tige noirâtre et quelques pétales secs au sol.
La fleur était morte.
Toute douleur et tous fourmillements avaient disparus chez le jeune blond, et il soupira avant de sourire de satisfaction. Il avait réussi. Relâchant les muscles de son corps qui s'étaient tendus sous l'appréhension, Leeroy fixait cette fleur presque réduite en cendre, plongé en pleine réflexion. Il avait senti la puissance du poison dans ses veines. Il savait qu'il était beaucoup plus dangereux et qu'il pouvait s'attaquer à bien plus gros qu'une simple fleur inoffensive. Il faudrait qu'il s'entraîne plus régulièrement pour le maîtriser parfaitement et ne courir aucun risque. Autant pour lui, que pour les autres.
— C'est bien ce que je pensais.
Leeroy sursauta et se retourna vivement en sautant sur ses pieds. Alex. M'a-t-il vu ?
Le jeune homme aux cheveux et à la barbe bicolore ne souriait pas, il paraissait au contraire, fâché. Les sourcils froncés et la mâchoire serrée, il tourna ses yeux vairons vers les restes de la fleur bleue et effectua un lent geste du poignet. Leeroy tourna à son tour le regard vers la fleur, et quelle fut sa surprise lorsqu'il la contempla, droite, bleue et vive. Toute trace de poison avait disparue.
D'une voix grave, Alex déclara :
— Je peux ramener une fleur à la vie, mais pas un humain, ni même un animal.
Il plongea ses yeux dépareillés dans ceux, bleus/gris, de Leeroy avant d'ajouter :
— Je ne sais pas comment tu as réussi à te procurer cette magie noire, mais tu devrais éviter de t'en servir. Elle n'apporte rien de bon.
Les yeux écarquillés, le jeune blond répliqua fermement :
— Le poison a failli me tuer, mais je l'ai contrôlé. Si j'ai pris ce risque, ce n'est pas pour le laisser au placard. Nous en aurons besoin si nous rencontrons des ennemis.
— Crois moi, j'y connais quelque chose en magie noire, et elle n'est pas aussi domptable qu'on ne le pense.
Leeroy soupira, ne voulant pas se lancer dans un débat là-dessus :
— Je suppose que maintenant que toi et Tarek êtes au courant, je peux en parler à Aïkida.
Alex haussa les épaules et s'apprêtait à faire demi-tour quand le dragonnier l'interpella :
— Je ne t'ai pas vu me suivre, ni entendu arriver. Comment as-tu fait ?
Le jeune combattant tourna un regard indifférent vers son interlocuteur, puis partit en direction de l'endroit où Tarek et Aïkida les attendaient.
Mais agacé, Leeroy l'apostropha de nouveau :
— Eh ! Je t'ai posé une question !
Voyant que la parole ne servirait à rien, il le rattrapa et lui saisit fermement l'épaule en l'obligeant à lui faire face.
— Quand je pose une question, j'aimerai qu'on ait la politesse d'y répondre.
Le ton avait monté et les deux combattants avaient froncés les sourcils. Mais n'étant plus d'humeur à se battre, Alex se contenta d'hausser les épaules et de répondre :
— Je suis un Khyazgaar, c'est tout ce que tu as à savoir.
Leeroy le regarda un moment dans les yeux, tentant d'y déceler autre chose, n'importe quoi, mais se trouva face à un mur. Il finit par soupirer et par lâcher l'épaule du jeune homme bicolore. Il saurait tout en temps voulu.
Pendant ce temps-là...
Aïkida s'était levée, imitée par Tarek, et avait saisi son épée. Comprenant qu'elle voulait s'entraîner à combattre sur une seule jambe, le jeune brun conseilla :
— Tu devrais utiliser un bâton avant.
— J'ai laissé le mien sur Athkor.
Le dragonnier leva les yeux au ciel, soupira, et se dirigea vers le pommier.
L'arbre n'était pas très haut, mais les grosses branches étaient très solides. Il essaya d'en casser une, allant jusqu'à se suspendre pour y ajouter son poids, mais rien n'y fit. Il grimpa alors carrément dans le pommier à la recherche de bouts de bois assez longs et résistants pour leur entraînement, mais assez fragiles pour qu'il puisse les casser.
La saison froide s'installant confortablement, l'arbre avait perdu toute ses feuilles et Aïkida put donc suivre les moindres gestes de Tarek. Ce dernier, agile, se contorsionnait dans tous les sens à la recherche de ce qu'il voulait, tout en prêtant attention au positionnement de ses pieds et de ses mains.
Après de longues secondes, deux craquements se firent entendre. Tarek venait de trouver ce qu'il cherchait, soit deux branches assez droites et résistantes. Ce dernier les jeta au sol avant de sauter et d'atterrir souplement. Il ramassa ensuite les bouts de bois et en lança un à Aïkida.
Cette dernière le rattrapa de justesse avec sa main gauche, sa main droite s'appuyant encore sur la canne.
— Tout d'abord, lâche moi ce truc de vieille-dame, déclara Tarek.
Cette remarque lui valut un regard noir, mais la Fille Gelée obtempéra en laissant tomber son appui.
Le jeune brun s'approcha alors lentement, et Aïkida tenta de paraître parfaitement stable, mais encore une fois, ses basculements du haut du corps la trahirent alors que ses bras et épaules se contractaient. Tenir en équilibre sur une seule jambe n'était pas chose facile, surtout lorsque la deuxième jambe invalide ne pourrait pas aider en cas de chute.
Le dragonnier se plaça face à la jeune fille, à moins d'un mètre d'elle, et la regarda fixement. De sa voix grave, il conseilla :
— Relâche tes muscles et regarde-moi dans les yeux.
Aïkida leva les yeux au ciel mais se concentra néanmoins. Fixant les yeux vert émeraude qui se tenaient face à elle, la jeune fille inspira profondément et se détendit autant qu'elle put. Le fait de regarder un point fixe l'aida à se stabiliser, et elle n'eut pas besoin de s'aider de ses bras pour rester droite. Malgré sa blessure, la Fille Gelée pouvait désormais poser le pied au sol, et elle ne s'en priva pas, bien qu'elle ne pût absolument pas s'appuyer dessus, sous peine d'une violente douleur.
— Bien. Reste comme ça le plus longtemps possible.
Aïkida arqua un sourcil en remarquant une légère lueur amusée dans le regard du jeune dragonnier.
Mais sans la prévenir, Tarek se déplaça soudainement. N'ayant plus son point de repère, la jeune fille fut déstabilisée par le mouvement du jeune homme et son haut du corps bascula de nouveau, rompant la stabilité qu'elle avait trouvée.
— Reste en équilibre, dit-il d'une voix calme. Concentre-toi.
Il tournait lentement autour de la jeune fille, tel un lion autour de sa proie. Cette dernière inspira profondément et se focalisa sur son objectif. Se rappelant que pour rester stable, elle avait fixé les yeux de Tarek, elle se concentra alors sur l'horizon qui s'offrait à elle et choisit un sommet de montagne comme repère. Lui au moins il ne bougera pas. Fière d'avoir compris cette technique pourtant simple, Aïkida se focalisa sur le sommet enneigé et fit abstraction du reste. Naturellement, elle retrouva sa stabilité.
— Parfait.
Tarek tournait toujours aussi lentement autour d'elle, la fixant avec attention, observant le plus infime de ses mouvements. Chaque fois qu'il repassait dans le champ de vision de la jeune fille, cette dernière percevait une lueur étrange dans ses yeux, mais n'y prêtait pas grande attention, concentrée sur sa tâche.
— Comme tu le vois, je suis en mouvement. Un ennemi ferait probablement de même à moins qu'il n'attaque immédiatement. L'adversaire cherche à t'abattre, il va donc chercher la facilité et t'attaquer dans le dos, là où tu ne peux pas le voir. Tu es handicapée par ta jambe invalide, tu ne peux donc pas t'amuser à tourner sur toi-même, tu tomberais toute seule et l'ennemi n'aurait plus qu'à t'embrocher. Tu dois donc minimiser tes mouvements, et maîtriser chacun d'eux.
Aïkida écoutait avec attention, puis hocha la tête.
Tout à coup, elle se rendit compte de quelque chose. Ou plutôt, qu'il manquait quelque chose. Fronçant les sourcils, elle ne voyait plus Tarek, celui-ci ayant de nouveau disparu de son champ de vision. Puis elle comprit. Elle n'entendait plus ses bruits de pas, auxquels elle n'avait pas vraiment fait attention auparavant, trop concentrée sur sa stabilité. Il s'était immobilisé.
Fixant toujours le sommet enneigé qu'elle avait choisi comme point de repère, elle se focalisait dorénavant sur ses autres sens, notamment sur son ouïe.
— L'invisible n'est pas imperceptible Kida, lui souffla le dragon noir.
Et il avait raison.
Au loin, elle entendait le chant des oiseaux. Tout près, à sa droite, elle pouvait également percevoir les clapotis du fin ruisseau près des chevaux. Elle entendait également ces derniers remuer, et le son des sabots contre le sol résonnait en elle. La brise froide de l'hiver soufflait dans ses oreilles tandis qu'elle reconnaissait le cri de plusieurs marmottes au loin.
— Tu n'es pas une simple humaine, tu es un dragonnier. Utilise tes capacités pour percevoir ce qu'un homme normal ne peut pas entendre.
Aïkida se concentra alors plus profondément, et fut soudainement submergée par de nouveaux sons auxquels elle n'avait jamais prêté attention.
Elle put entendre ses propres battements de cœurs, calmes et réguliers, alors que des milliers de petits tapotements résonnaient dans ses oreilles. J'entends les fourmis ! Inspirant profondément, elle se plongea plus encore au cœur de la nature. Les chants d'oiseaux qu'elle avait entendus s'accompagnaient désormais de leurs froissements d'ailes. Grâce à son ouïe surdéveloppée, elle put dorénavant déterminer le nombre de marmottes qu'elle entendait. J'en compte six ! C'est magnifique Athkor ! Elle perçut également les bruits de pas d'Alex et Leeroy qui revenaient. Envahies de nouvelles perceptions la Fille Gelée put également entendre un bouquetin s'abreuver au loin, dans la continuité du ruisseau, alors qu'elle pouvait nettement distinguer les déplacements des insectes dans l'arbre tout près d'elle.
Elle n'entendait certes plus les bruits de pas de Tarek, mais elle arrivait dorénavant à percevoir un son très léger et régulier. Un souffle, une respiration. Elle crut même entendre le pouls du jeune homme. Tout près.
Elle esquissa un geste vif pour se retourner et lever son bâton pour attaquer, mais avant qu'elle n'ait le temps d'agir, une main saisit fermement son épaule gauche alors qu'un bout de bois vint se placer sur sa gorge. Tarek, un sourire sur les lèvres, se pencha et lui chuchota dans le creux de l'oreille :
— Trop lente.
— On peut jouer nous aussi ? s'enquit Alex qui revenait.
Tarek fronça les sourcils, soupira et se recula alors, frustré d'être interrompu dans son entraînement.