5 septembre 2289 - Campo Santa Maria, Papuda
Voilà deux jours que des Brasiliens en provenance de plusieurs camps gagnent Papuda, et je ne me lasse pas de leurs mines effarées quand ils découvrent la présence de plusieurs dizaines de Selcyns sur place. Avec Mei et Nema, nous commentons chaque arrivée, pariant sur les probabilités pour que le volontaire se désiste avant le grand départ. Mais à ce jour, il n'y en a eu qu'un. On ne peut clairement pas dire qu'il y a foule, moins de vingt volontaires supplémentaires, soit une cinquantaine de terriens pour manier les IAM. Un peu plus, si on comptabilise les quelques militaires que Sam est parvenue à convaincre. Son travail de fond pour établir un lien de confiance a été efficace. Sam est vraiment une personne formidable, intelligente, réfléchie, mais je constate qu'elle prend de plus en plus de distance avec notre petit groupe. Mei fait celle qui n'a rien remarqué, mais je vois qu'elle n'est pas dupe, et surtout que ça la touche.
Fait étonnant, la grande majorité des nouveaux arrivants sont des femmes. Selon Nema, elles ont confondu enrôlement et agence matrimoniale. Mes liens avec Kalen feraient fantasmer les grandes romantiques en mal d'amour (voilà une théorie qui m'a valu les railleries de Mei et un après-midi entier à se chamailler). Je ne sais pas si c'est vrai, mais force est de constater que très peu sont formées au pilotage d'engins militaires. Raimundo, le lieutenant de Faraday-51, va entamer une formation accélérée dès demain. Quand j'ai dit à Kalen que je voulais la suivre, je l'ai vu ravaler avec difficulté un vif refus. Nous nous sommes disputés, réconciliés et il a finalement approuvé ma décision, sans oublier d'ajouter qu'il ne voulait pas me voir mettre un pied hors de Cassy-7 durant toute la durée des opérations. J'ignore s'il est possible de piloter un drone depuis l'intérieur du vaisseau de Kiodo, mais je ne pourrais de toute façon pas me permettre de m'en éloigner. Il faudra que je me tienne prête à m'occuper des blessés : Cassy-7 est actuellement en plein aménagement pour faire office d'hôpital de guerre.
Jofen m'a expliqué tout le mal que les selcyns pensent des robots de guerre pilotables à distance. Pour eux, c'est un signe de lâcheté. Un vrai combattant ne reste pas à distance, il risque sa vie pour prouver sa foi dans la cause qu'il défend. Il a conclu que c'était sans doute le désespoir qui avait poussé Kalen et les trois Temens à accepter l'offre du Maréchal. Je n'ai pas osé ajouter que c'était probablement du bon sens, pour compenser nos effectifs réduits (les hommes du Consul sont au minimum trois fois plus nombreux !). Jofen n'est pas du genre à vouloir discuter stratégie avec une médecin terrienne.
En parlant du Maréchal Silva, il a rapidement quitté le campo Santa Maria le soir de notre réunion, pour revenir aussi vite le lendemain, afin d'être témoin de l'avancée des préparatifs. Je l'ai également surpris à plusieurs reprises seul avec Malyan. Je n'ai vu aucun geste tendre entre eux, et le peu de conversations que j'ai pu intercepter entre eux tournait autour des combats à venir. Mais je pense qu'il y a anguille sous roche.
Je n'ai pas revu mes trois agresseurs. Je n'ai pas cherché à les retrouver, contrairement à Kalen. Même s'il ne m'en a rien dit, je le connais à présent suffisamment pour décrypter son langage corporel. Je suis d'ailleurs prête à parier qu'il les a vus, et qu'il a été satisfait du sort que Duarte leur a réservé. Quand il m'a rejoint au réfectoire hier midi, le feu de ses iris avait disparu et ses épaules tendues depuis trois jours s'étaient relâchées. Le long regard entendu qu'il a adressé au maire a achevé de me convaincre.
— Non, mais regarde-moi ça, Lily ! s'exclame Nema en m'administrant un coup de coude dans les côtes.
Je pousse un petit cri de mécontentement. Voilà qui a au moins le mérite de me sortir de mes pensées.
— Elle s'est crue où, cette dinde ! grommelle la Brasilienne. Mei, essaye de ne pas baver !
— Moi je la trouve plutôt pas mal, rit ma brune préférée. Je vais demander à piloter à ses côtés.
— Le meilleur moyen de perdre ce combat, ricanné-je en regardant la bimbo qui s'avance timidement jusqu'au bureau d'accueil.
Vêtue d'un microshort en jean et d'un crop top flashy et décolleté, la jeune femme ne passe pas inaperçue. Elle porte également des sandales dont les talons s'enfoncent dans la terre rendue meuble par la pluie de la veille. Ses longs cheveux sombres sont remontés sur sa tête en un énorme chignon, et même à distance, il est évident qu'elle s'est maquillée pour l'occasion. Inévitablement, elle se fait siffler par quelques locaux. Même s'il est évident que sa tenue est inadaptée, ce genre de comportement me crispe. Et puis, on ne juge pas un livre à sa couverture, cette jeune femme est peut-être une as du pilotage d'IAM. Je lance un juron à ces mal élevés, imitée par Mei, puis Nema. Je me tourne ensuite du côté des selcyns. Ils la regardent approcher sans broncher. S'ils trouvent son accoutrement ridicule ou affriolant, ils n'en laissent rien voir. Je pense honnêtement qu'ils s'en fichent, et cette attitude me redonne le sourire. Je saute du muret où nous sommes installées et me dirige vers la sortie du camp. Au passage, je salue poliment la demoiselle et lui indique le bureau des inscriptions.
— Où tu te sauves, comme ça ? me crie Mei.
— Je vais voir Kalen, réponds-je.
La nouvelle venue écarquille les yeux au moment où je mentionne le nom de mon chéri. Je comprends sans mal qu'elle a entendu parler de lui, et donc de moi, et je commence à me demander si la théorie de Nema ne possède pas une part de vérité. Je continue ma route, esquivant un selcyn de Cassy-17 en pleine corvée de restauration de mobiliers avec trois Papudiens. Un peu plus loin, Jarod discute botanique avec un Scinas tandis qu'un quatuor de Cassy-7 porte une massive machine à gjustres destinée au réfectoire sous les directives de la charmante mais autoritaire Soraya. Je quitte l'enceinte du centre pénitentiaire et me dirige vers les vaisseaux en stationnement. Depuis hier, ils ont reçu l'autorisation de se rapprocher, afin de gagner du temps dans les préparatifs. En cinq minutes, je suis au pied de Cassy-7. À mon approche, un faisceau lumineux partant de la coque et rejoignant le sol poussiéreux apparait. Je m'y place, bras croisés sur ma poitrine. Je ressens un léger vertige lorsque le paysage se brouille autour de moi pour laisser place à un couloir vert pomme, le même que sur Cassy-3. Je marche d'un pas vif jusqu'à la salle de pilotage où un passager m'indique d'un mouvement de tête que je trouverai celui que je cherche un peu plus loin, dans la zone des communications.
En effet, Kalen est bien là, mais en retrait aux côtés de Malyan. Le Maréchal Silva utilise l'émetteur selcyn pour animer un appel avec des militaires terriens. Tous les trois affichent une mine sombre, et je comprends que j'arrive à un moment délicat. Quand mon compagnon m'aperçoit, il se glisse en silence en dehors de la cabine pour me rejoindre.
— Chaton, que fais-tu ici ?
— Je viens te voir, il me faut une raison supplémentaire ?
— Aucune, me répond-il en saisissant avec douceur mon visage pour m'embrasser.
Je crois que je ne me lasserai jamais de la sensation de ses lèvres sur les miennes, de l'avidité de son regard quand il le pose sur moi, comme si j'étais la plus belle chose qui lui ait été donnée de voir. Malgré toutes ses préoccupations du moment, je reste sa priorité. Je ne dirai pas que nous voguons sur un océan d'amour et d'eau fraîche. Nous avons un vécu trop lourd pour ça, et nos différences engendrent encore quelques incompréhensions et tensions. Mais elles ne durent jamais, et surtout, nous évoluons. Nous anticipons bien mieux les réactions et les ressentis de l'autre. Kalen a compris que j'avais besoin qu'on me laisse libre de mes choix, tout comme j'ai réalisé sa grande sensibilité et son besoin d'être compris. Je me cale dans ses bras pour respirer son odeur. Est-ce qu'un jour il en aura assez de moi ? Car je n'imagine pas pouvoir survivre à une séparation. Avec Kalen, je me sens complète. Je n'ai pas besoin de mots pour savoir la profondeur de nos sentiments. Je n'ai besoin de rien d'autre que de lui. Depuis qu'il m'a parlé d'avenir, je n'arrête pas d'imaginer notre vie future.
— À quoi penses-tu, Chaton ?
— À nous...
— J'aime savoir que j'occupe toutes tes pensées. Et j'aime quand tu viens me voir. Mais je vais devoir retourner auprès du Maréchal.
— Que se passe-t-il ?
— Les espions de Whiteman ont probablement découvert le lieu où Muzhi entrepose la tête de la super massive. Une mission se met en place en urgence pour rendre cette arme inutilisable. L'objectif étant de coordonner nos deux actions pour occuper les armées terriennes quand nous serons sur Cassy-1.
— Je vois.
— J'ai une autre nouvelle, bien plus heureuse.
— Je t'écoute.
Kalen m'embrasse à nouveau, puis s'écarte en souriant. Je le regarde, à la fois intriguée et fascinée par son magnifique sourire.
— Accouche, K ! le taquiné-je.
— Nous ne sommes pas les seuls, Lily.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— Toi et moi, nous ne sommes pas le seul couple mixte !
— Vraiment ? m'étonné-je. Mais c'est super ! Nous ne sommes pas les seuls cinglés à risquer de nous mettre la totalité des habitants de cette planète à dos ! ris-je. C'est Silva et Malyan ?
— Non, non, pas du tout. Hapri a refusé de me donner leurs noms.
— Qui est Hapri ?
— Le Temen responsable d'une base d'Amérinord située sur la ville de Denver.
— Une base selcyne en Amérinord ? Mais je croyais qu'il ne s'agissait que de minuscules antennes de contrôle ?
— Oui, elles n'ont rien à voir avec nos bases européennes, me confirme Kalen. C'est plus des plateformes d'études que des structures résidentielles.
— Et un couple s'est formé là-bas ? Comment est-ce possible ?
— Apparemment, des liens se sont tissés avec une communauté de terriens, au fil des années. Par peur des représailles, Hapri et ses hommes n'ont jamais évoqué cette situation. Mais à présent, tout a changé. La base va nous envoyer cinq mille combattants, Selcyns et terriens.
— Une armée interraciale...
— Oui. Ils sont visiblement bien plus en avance que nous dans ce domaine. Mais comme je te l'ai dit, je n'ai que peu d'informations. Ils protègent quelque chose de précieux.
— Encore un secret ?
Kalen se penche vers mon oreille et je sens son souffle chaud me chuchoter :
— Tout ce que je sais, c'est que ce couple s'est formé il y a plus d'un an, et qu'il s'apprête à accueillir le premier enfant métisse.
— Oh ! m'exclamé-je, un sourire jusqu'aux oreilles. Le premier bébé espoir est déjà en route ? Je ne compte évidemment pas les malheureuses victimes du projet couveuse...
Je m'assombris à cette évocation, mais Kalen me relève le menton pour m'offrir un tendre baiser.
— Nous nous en occuperons quand nous aurons repris le contrôle de Cassy-1. Efface les couveuses de tes préoccupations actuelles. Un bébé va naître ! Et tu sais quoi ? Malyan et Ranissa vont arrêter de nous casser les pieds pour que nous enfantions. Tu t'en rends compte ? C'est une nouvelle incroyable !
— Mon Dieu, Kalen ! C'est tellement énorme ! Tu as raison, focalisons-nous sur le positif. Justement, tu as vu ce qui se passe à Papuda ? Tu savais que c'était possible, mon amour , tu l'as toujours su ! Selcyns et terriens se mêlent, s'entraident, et c'est allé si vite quand on y pense ! Bien sûr, il y a toujours les irréductibles qui préfèrent vivre dans leur négativité, mais... je sais que nous pouvons le faire, je sais que nous allons le faire.
Des larmes d'émotions dévalent sur mes joues. Il y a encore beaucoup d'ombres au tableau, mais nous pouvons vivre ensemble, nous pouvons ne faire qu'un seul et même peuple. Oui, c'est possible. Le changement au campo Santa Maria s'est opéré sous mes yeux, et en quelques jours seulement. Mais la base de ce Harpi dont Kalen me parle expérimente avec succès ce mélange depuis plusieurs années. Et je ne suis pas la seule terrienne à avoir offert mon cœur à un selcyn. Je saute au cou de Kalen et fonds sur ses lèvres. Nos souffles se mêlent. Je sens ses mains soulever mes fesses et je m'empresse d'enrouler mes jambes autour de sa taille.
— Dites ! Vous croyez que c'est le lieu et le moment ? grommelle Silva de sa voix de chef militaire. Nous avons du pain sur la planche. D'après nos renseignements, il est possible que certaines informations aient fuité jusqu'à Muzhi. Nous partons dans trois jours, dimanche huit septembre. Cette date marquera l'histoire à jamais, dans un sens ou dans l'autre.
Trois jours ? Ça ne sera jamais suffisant pour maîtriser les bases du pilotage d'IAM. Je comprends au regard sévère du Maréchal qu'il en a parfaitement conscience.
— N'oublie pas, Chaton, quoiqu'il arrive, nous savons maintenant que rien n'est impossible.
Je regarde Kalen. Sesyeux débordent d'amour et de reconnaissance. Trois jours pour changer la facedu monde, pour le faire renaître de ses cendres. Malyan s'avance à côté duMaréchal. Ils ne se regardent pas, mais elle vient poser une main sur sonépaule. Et Silva la recouvre de la sienne, mêlant ses doigts à ceux de laselcyne rebelle. Oui, Kalen, rien n'est impossible.