Lupita n'approcha plus du rivage du reste de la journée. Après un pique-nique improvisé autour des glacières pleines des Mendès, complétées par ce qu'avaient acheté Jung, Emmanuelle proposa une promenade sur le chemin qui avait été aménagé le long du littoral pour les piétons et les cyclistes. Il y avait un peu de monde, mais Lupita accepta avec joie, pour s'apercevoir finalement que tout le monde venait, y compris Darius et Jung.
Pop-corn en figure de proue au bout de sa laisse, M. et Mme Mendès marchaient devant, comme s'ils avaient été les heureux propriétaires de la joyeuse bande qui les suivait. Estrella et Jasmina tenait la main à un jumeau chacune. Emmanuelle et Aïko avaient pris possession chacune d'un bras de Jung qui se pavanait comme un coq en pâte entre les deux jolies jeunes femmes. Lupita fermait la marche en tenant la main de Roméo, tandis que Darius cheminait à ses côtés sans la toucher.
Bien que pendant le repas, Roméo ait un peu infléchi son opinion vis à vis de Darius – découvrir que son travail consistait à trouver des informations sur tout et n'importe quoi ou n'importe qui, avait impressionné le gamin qui s'était immédiatement imaginé le faux petit-ami en James Bond mais pas british -, il ne comptait pas lâcher Lupita, ce qui obligeait le couple à garder le silence. Darius ne voyait pas de quoi il aurait pu parler devant le gamin si ce n'est du beau temps et de l'air vivifiant. Pas son style. Lupita, qui n'était pas loin de penser comme lui, décida de consacrer du temps à l'enfant en le questionnant sur ses derniers projets artistiques.
Roméo ne se fit pas prier et commença à évoquer une grande feuille de papier que son père avait mise sur son mur de chambre pour qu'il puisse la compléter. C'était un travail de longue haleine avec moult détails qui demandait de la patience. Une fresque digne du grand Raffaello à n'en pas douter, même s'il ignorait qui était ce gugus.
Darius les écoutait d'une oreille distraite en se demandant s'il aurait le temps de nager une fois encore avant de repartir, quand il s'aperçut que Jung s'était rapproché de lui. Il avait abandonné ses compagnes qui marchaient bras dessus, bras dessous devant eux.
— Hey ! Lupe ! Abandonne tous ces mâles dominants et viens avec nous ! lança Aïko en joignant le geste à la parole.
— Ah ! Non ! Elle reste avec nous ! Je dois faire des photos, je vous le rappelle ! s'exclama Jung en brandissant son appareil.
— C'est vrai, j'avais fini par oublier, dit Lupita en jetant un regard furtif à Darius qui fixait Jung avec agacement.
Manifestement le moment ne lui convenait pas, mais son demi-frère n'avait que faire de ses réticences. Il entraîna le couple dans les dunes où quelques arbres en bosquets bravaient le vent à longueur d'année.
— Ce sera parfait ici ! dit-il en désignant une place à l'orée des arbres face à la mer. Ça n'est pas trop près de l'eau, Mlle Jones ?
— Non. Et puis, il n'est pas question de se baigner, n'est-ce pas ?
— Non. Je vous veux assis, l'un près de l'autre, enlacé comme si vous attendiez le couchez de soleil. Je changerai les textures et l'éclairage...
Le faux couple se positionna, un peu gauche dans l'illusion de cette nouvelle intimité. Darius enveloppa les épaules de Lupita et ne bougea plus. C'est à peine s'il respirait. Lupita n'était pas en reste avec son sourire crispé.
— Il va falloir vous détendre. Parce que là, j'ai l'impression de photographier un psychopathe avec sa victime. Ne manque que les menottes.
— Merci pour le psychopathe, grinça Darius.
— Qui a dit que c'était de toi que je parlais ! s'esclaffa Jung en faisant un clin d'œil à Lupita qui sourit largement.
— Et si tu me laissais faire des selfies plutôt. Ce serait plus intime, et moins « je prends la pose ».
— Hum... D'accord ! Mais si je ne suis pas satisfait, on repasse à l'appareil.
— C'est bon, je sais faire un selfie ! s'exclama Darius.
— Moi aussi, dit Lupita rassurée par la solution proposée par son faux petit-ami.
Jung disparut derrière le bosquet en haussant les épaules et retrouva la promenade où l'attendait les amies de Lupita. M. Mendès anticipant les bouchons, avait décidé de prendre le chemin du retour avec sa « petite » famille et Pop-corn, qui en l'absence de sa maîtresse, avait décidé que Roméo ferait un maître tout à fait convenable au grand plaisir du gamin.
***
— Bon. On y va ?
— On y va.
Darius enlaça de sa compagne d'infortune, mais avec plus de chaleur, et sourit à son appareil.
— Trop crispé. On recommence.
Nouvelle pose. Nouvelle photo.
— Non, ça ne va pas. On vous voit à peine, Mlle Jones ! Et si vous teniez l'appareil ?
Lupita avait surtout noté qu'elle était de nouveau « Mlle Jones », comme si Darius Ryker avait besoin de cette barrière langagière pour se protéger. Se protéger d'accord, mais de quoi ? Elle prit l'appareil photo et tenta un essai. Raté lui aussi.
— Je crois que ça ne sera pas possible, finit-elle par dire.
— Pourquoi ? demanda Darius en reprenant l'appareil.
— Parce que si nous pouvons feindre d'être un couple en public, cela n'est pas possible dans l'intimité. Nous ne sommes pas assez proches.
— Pas assez proches ? Mais nous sommes l'un près de l'autre !
— Vous ne sentez pas la barrière entre nous ? Déjà on se vouvoie. Ensuite nous n'osons pas nous toucher, et quand cela arrive, nous avons l'impression de ne pas faire ce qu'il faut. C'est sans espoir. Nous sommes trop loin l'un de l'autre. Trop d'antagonismes.
— Mais non ! Bon. Très bien. Trouvons un moyen d'effacer cette distance. Nous pourrions nous appeler par nos prénoms. Vous avez... Tu as raison. C'est ridicule.
— Non, ça n'est pas ridicule ! Il m'est impossible d'oublier que vous êtes mon patron. Ça ne me viendrait pas à l'esprit de tutoyer mon patron. Désolée.
— Très bien pour l'heure à venir, tu es virée.
— Vous n'allez pas recommencer !
— Si c'est le seul moyen pour que tu te sentes à l'aise. Si !
Lupita soupira en secouant la tête.
— Il faut faire comme si nous étions vraiment amoureux. Comme si nous étions un vrai couple. Pour quelques instants et peu importe ce qui peut arriver. Dès que nous aurons franchis ce bosquet dans l'autre sens, nous serons de nouveaux de faux petits-amis, déclara Darius très sérieux.
— Vraiment amoureux ?
— Je vais t'embrasser Lupita, et ensuite, je ferai une fichue photo.
— M'embrasser ? répéta la jeune femme au bord du rire. Et c'est censé me mettre dans le rôle ?
— Tu as une autre idée ?
— Non. Pas vraiment.
— Très bien, alors...
Lupita et Darius se fixèrent un instant avant que leur visage ne se rapprochent lentement. La jeune femme ne pouvait s'empêcher de penser que son patron était particulièrement séduisant dans cette lumière de fin d'après-midi. Ses cheveux blonds décoiffés. Son visage reposé. Ses yeux gris hypnotisant qui la fixaient avec intensité.
Elle ferma les siens et accueillit le baiser au goût de sel de Darius comme une offrande. Ils commencèrent par ne rien faire de plus que coller leurs lèvres. Rien de plus. Lui, parce qu'il n'arrivait pas à se résoudre à aller plus loin. Elle, parce que c'était son patron quand même !
Et puis, elle se souvint de ce qu'il avait dit : « peu importe ce qui peut arriver. Dès que nous aurons franchis ce bosquet dans l'autre sens, nous serons de nouveaux de faux petits-amis ». Très bien M. Ryker ! À vos risques et périls ! Lupita Jones s'était suffisamment ridiculisée, avait suffisamment souffert durant cette journée. Elle sentait sa crispation et décida qu'il était temps que lui aussi soit déstabilisé. Elle se convainquit de justesse de son raisonnement et profita de la situation pour avoir un véritable baiser. Pourquoi se priver ?
Quand il sentit le bout de la langue de la jeune femme titiller ses lèvres, Darius dissimula un sourire et ne retint plus ce dont il avait envie depuis le début, depuis qu'il avait pris Lupita dans ses bras, en réalité. Elle sentait si bon. Un mélange de plusieurs fragrances qui donnait à sa peau un goût de soleil, de plage et de vacances. Plutôt paradoxale pour une jeune femme qui avait si peur de l'eau. Mais ce parfum l'enivrait réellement, comme une réminiscence de son île.
Le baiser, d'abord timide, prit bien vite une autre tournure. Emportés par leur élan, par cette connivence de l'instant, leurs mains cherchèrent à s'étreindre et y parvinrent. Leurs corps se rapprochèrent pour se coller sans aucune difficulté. Leur désir parlait pour eux. Et chacun indépendamment de l'autre se disait pour lui-même que cette bulle hors du temps avait le délicieux goût de l'interdit.
Alors qu'il sentait leur corps sur le point de basculer, Darius détacha ses lèvres à regret, mais parfaitement conscient que s'il ne faisait pas quelque chose rapidement, il allait perdre le contrôle de la situation. Lupita suivit le mouvement, l'esprit encore étourdi par ce qu'elle venait de faire.
Ils s'écartèrent donc l'un de l'autre en même temps, rosis par l'audace dont ils venaient de faire preuve. Lui, parce qu'il n'avait pas du tout prévu que les choses prennent cette tournure au départ. Elle, parce qu'elle n'avait pas prévu d'aller aussi loin.
Darius la trouva très belle et ne perdit pas de temps. Il se colla à elle et prit plusieurs photos. Elle les montrait enlacés, les joues rougies par l'émotion qui les avait habités un instant auparavant. Leurs regards éclataient d'un désir refoulé qui pouvait passé pour un amour factice. Autour d'eux, l'isolement d'un moment parfait immortalisé pour la galerie.
— Je crois que cette fois, c'est bon, dit Darius en se focalisant sur son appareil pour ne pas voir le joli visage de Lupita. Pour ne pas avoir envie de reprendre aussitôt ses lèvres et le reste.
La jeune femme se leva en essuyant le sable de ses vêtements. Elle semblait maîtresse d'elle-même, ce qui mit le doute dans l'esprit de Darius. Avait-il été le seul à être troublé ? Elle paraissait si calme. Il se convainquit de l'indifférence de la jeune femme et se trouva soudain idiot de l'avoir désirée. Vraiment désirée. Pour un peu, il serait resté là, face aux vagues, juste pour se rasséréner. Il devait reprendre son calme et se focaliser sur son objectif premier. Et ça n'était pas Lupita Jones.