Effectivement, le Range Rover n'était pas le plus gros véhicule du parking, ni le plus luxueux. Il était par contre, sans aucun doute, le moins extravagant. Après avoir déposé ses passagers devant le perron du château qui accueillait l'exposition, M. Duchamp alla se garer entre une Bentley bleu azur et une Maserati miroitante.
À peine sortie de la voiture, Lupita regretta de n'avoir pas pu prendre l'un de ses hoodies. Le boléro ridiculement fin qui accompagnait sa robe, ne la protégeait pas du vent vif qui soufflait ce soir-là. Aucun de ses deux chevaliers servants ne fit de remarque à ce sujet. Néanmoins,ils l'encadrèrent si bien, qu'elle se sentit aussitôt un peu moins à la merci des éléments.
— Vous êtes prête ? murmura Darius en accompagnant l'avancée de sa partenaire d'un effleurement léger de sa main dans son dos.
— Tout autant que vous, je pense, répondit Lupita en laissant cette main descendre jusqu'à sa taille, imposant l'image d'un couple uni en marche vers une soirée plaisante.
Ils marquèrent un temps d'arrêt devant la double porte ouverte qui donnait sur un large vestibule encombré de plusieurs personnes en pleine discussion. Il fallait dire que les invités étaient accueillis dans l'immense hall d'entrée par une sculpture monumentale et figurative de deux hommes en pleine érection et se tournant le dos.Le tout dans des matériaux recyclés et éclectiques.
« Ça commence bien » pensa Lupita en plaquant un sourire énigmatique sur ses lèvres, à la manière du célèbre modèle de Léonard de Vinci. C'était ça ! Ce soir, elle serait Mona-Lisa. Aussi muette et inexpressive...
— Parfait, murmura Darius en voyant l'œuvre. Un peu de scandale ne peut pas nuire à notre volonté de discrétion.
En passant près de la statue, Lupita soupira, tandis que Jung refoulait un ricanement. Darius, lui, resta de marbre. Il en avait vu d'autres et des pires. En fait, il trouva même quelque intérêt à celle-là. Il trouvait le choix du matériel intrigant.
— Ce ne sera que ce genre de choses dans toute l'exposition ? demanda Lupita avec une pointe d'appréhension.
Elle redoutait de s'ennuyer ferme si jamais les œuvres étaient toutes du même acabit.
— Non. L'artiste du vernissage est un peintre nouvellement en vogue, répondit-il en lui montrant discrètement l'affiche placardée près d'une porte latérale. Elle annonçait l'évènement, agrémentée de la reproduction d'une peinture abstraite se nourrissant de la chaleur des ocres et des rouges que d'autres peintres avaient su rendre magnifique en leur temps.
Ils pénétrèrent dans l'espace principal dédié à l'exposition qui n'était autre que l'ancienne salle de bal du château, une pièce toute en longueur et d'une largeur extravagante, aux plafonds restaurés, couverts d'angelots et d'or, et dont les murs avaient autrefois été ornés de peintures de grands maîtres. Aujourd'hui, il s'agissait de peintures d'un jeune artiste sur lequel certains pariaient pour spéculer, tandis que d'autres achetaient du bout des lèvres en espérant un jour pouvoir se targuer de l'avoir découvert à ses débuts. L'art était devenu un pari sur l'avenir.
Dès leur arrivée, Darius salua plusieurs personnes qu'il connaissait, en présentant Lupita comme « Mlle Jones, ma petite amie». Il devait bien avouer que ce patronyme anglo-saxon était bien commode en cette occasion. Par supposition, il donnait une origine étrangère à Lupita qui, tant que Deimos n'aurait rien colporté, demeurerait comme une aura mystérieuse autour de la jeune femme. Sans compter qu'elle jouait son rôle à la perfection pour le moment. Arrimée légèrement à son bras, elle demeurait souriante et riait discrètement quand cela s'avérait nécessaire. Personne ne lui posait de question directement, et c'est lui, Darius, qui répondait aux rares interrogations lancées à demi-mot, concernant leur couple.
Ils déambulèrent ainsi, collés l'un à l'autre, sans rencontrer de difficulté particulière. Lupita commençait à se dire que finalement, ce serait facile de jouer la petite-amie dans des évènements mondains. Manifestement, les invités n'attendaient rien d'autre d'elle que des sourires gracieux et un silence élégant. Elle se laissa donc porter en se focalisant sur l'exposition elle-même. Elle n'avait pas tous les jours l'occasion de pouvoir participer à ce genre d'évènement. Autant en profiter, même si, sincèrement,elle n'avait pas d'appétence claire pour ce qu'elle voyait pour le moment.
L'exposition comptait trois autres salles en plus de la salle de bal. Plus modestes, les autres partageaient leur espace avec quelques sculptures de l'artiste plasticien, auteur de l'œuvre qui accueillait les visiteurs. Il s'agissait toujours de corps, pour certains assez perturbants, selon la jeune femme, notamment celui d'une femme accroupie portant un corps d'enfant dans ses bras. Les matériaux utilisés empêchaient toute possibilité de voir si elle câlinait son enfant ou si elle étreignait un cadavre. Cette piéta surréaliste, composée de briques de lait ou de câbles dénudés fit frissonner Lupita sans qu'il n'y puisse rien y faire.
Elle se concentra donc sur les peintures beaucoup plus abstraites. Lupita était peut-être l'une des rares personnes présentes à « regarder »réellement les œuvres. Sans jugement, elle donnait des impressions dans sa tête, faisait des rapprochements avec ce qu'elle connaissait déjà ou s'inventait une histoire en fonction de l'atmosphère que dégageait le tableau. Elle remercia secrètement sa mère de l'avoir amenée au musée régulièrement lorsqu'elle était enfant. au moins n'était-elle pas totalement ignare en la matière.
Absorbée par une composition de formes géométriques incertaines qui empruntaient au bleu et au gris avant de virer vers des tons plus chauds, Lupita ne remarqua pas que son partenaire s'était détaché d'elle pour discuter avec des connaissances.
Elle sortit de ses pensées en sursautant quand une voix familière lui proposa un verre.
— Dieu ? Qu'est-ce que vous faites ici ?
— Ça fait un peu présomptueux, Dieu, vous ne trouvez pas ?
— Non. Moi, j'aime bien, Dieu. Ça vous va bien.
— Ah, bon ? J'ai le profil de l'emploi ? Vous imaginez Dieu, barbu, tatoué et servant à boire à des inconnus contre une somme dérisoire, dans une expo survendue et particulièrement ennuyeuse ?
— Pas nécessairement. Plutôt un vieux schnock en pleine autosatisfaction face à son propre reflet. Mais admettez que « Dieu », ça claque ?! Et puis, ça vous va bien en l'état actuel des choses. Quant à cette exposition, elle n'est pas... ennuyeuse.
— Pas grand-chose d'original, marmonna son voisin vêtu d'un uniforme de serveur qui lui allait bien. Il lui présentait son plateau avec l'air imperturbable.
Elle l'observa un instant et fut étonnée de constater qu'il était sans doute plus vieux que ce qu'elle s'était imaginée. Plutôt 35 que 30. Un air épuisé par la vie. Non, pas épuisé. Autre chose. Il avait une gravité dans son regard, même quand il souriait. Dans sa silhouette de gars solide, elle trouva un chagrin sans en deviner l'ampleur.
— Il faut que vous preniez un truc. Je ne suis pas censé discuter avec les pingouins, finit-il par dire.
— Oh ! Et je fais partie des pingouins.
— Qui l'eut cru !
— C'est compliqué.
— Ça m'a l'air assez simple à moi. C'est lui, le gars dont vous parliez l'autre jour ? dit-il en désignant du menton Ryker,qui leur jeta un coup d'œil intrigué juste à ce moment-là.
— Surtout ne dites rien à personne de...
— Vous l'avez déjà dit, Cendrillon. Je ne suis pas bavard.
— Cendrillon ?
— Je suis bien Dieu, répliqua-t-il en s'éloignant avec un grand sourire qu'elle lui rendit en levant son verre.
— Qui était cet homme ? demanda alors Darius soudainement apparu près d'elle.
Lupita sursauta au point de manquer de peu l'accident de boisson renversée.
— Ça va pas bien d'arriver comme ça derrière moi ! marmonna-t-elle avec un charmant sourire.
—J'en ai le droit. Je suis le petit-ami que vous délaissez pour un serveur.
— Ce serveur est mon voisin, et notre discussion était bien innocente. Il trouve l'exposition ennuyeuse et convenue.
— Et c'est, bien sûr, un grand connaisseur.
— En effet. Dieu est un connaisseur.
Devant le regard quelque peu surpris de Darius, Lupita rit légèrement dans sa main, donnant un spectacle enjoué à ceux qui ne pouvaient connaître la teneur de leur conversation.
— Il s'appelle Dieu ?
— Aucune idée.
— Mais vous venez de dire que c'était votre voisin !
— Bonsoir, M. Ryker ! Quel plaisir de vous voir ! l'interrompit alors une voix sucrée à la limite du mielleux.