Chapitre 10

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Satisfaire Oriana gratifiait Galaad, bien plus qu'il ne l'aurait cru. Elle ne se rendait sans doute pas compte de l'expressivité de son visage, de la manière dont chaque émotion animait ses traits en harmonie. Sa sensibilité artistique le rendait faible face au visage de sa reine quand il lui faisait plaisir, même un plaisir aussi ridicule que de lui trouver un ensemble de bain pour qu'elle puisse nager, ou de lui offrir une nourriture qu'elle aimait.

Ils continuèrent de manger tout en discutant. Il apprit qu'elle adorait aussi monter à cheval, mais que seule Tempétueuse lui donnait l'impression d'avoir mérité de se trouver sur son dos, qu'elle n'aimait pas beaucoup la dorade mais raffolait de champignons, et que son sourire se faisait plus discret, presque timide, quand il était sincère.

Il croisait parfois le regard d'Adihi à la table des invités d'honneur et se sentait pris entre deux feux. L'un, ardent mais dangereux par les non-dits qui l'alimentaient, brûlait depuis des années sans jamais faiblir. L'autre, encore faible et hésitant, lui offrait une myriade d'espoirs pour l'avenir. Il savait qu'il devait s'approcher de l'un d'eux et l'un d'eux seulement, et savait vers lequel son devoir le poussait inexorablement. Oriana. Les enfants qu'ils devraient concevoir pour assurer la succession. Il devait donner la plus grande et plus honnête chance possible au cadeau que les dieux lui avaient offert, à la jeune femme qui luttait pour lui dissimuler ses fragilités et se laissait parfois aller à se détendre quand il la touchait.

— Si vous n'êtes pas trop fatiguée, accepteriez-vous de danser avec moi après le banquet ? Les célébrations se poursuivront jusqu'à l'aube, vous n'êtes pas obligée de rester jusque-là, mais j'aimerais vous...

Il s'interrompit quand Magda, une grande femme mince aux traits sévères, s'approcha de la table royale. Les autres convives se turent, certains confus et d'autres bien conscients de ce qui allait se produire. Galaad faisait partie de cette catégorie. Il connaissait bien Magda et l'amertume qui l'animait depuis qu'il avait refusé d'épouser l'une de ses filles. Il ne pouvait pas répudier Oriana et la promesse qui garantissait la paix à son royaume au moins jusqu'à ce qu'ils s'éteignent tous les deux. Mais le clan des Défenseurs, dont elle dirigeait la seconde famille, était connu pour sa fierté et sa pugnacité. Elle avait pris son refus comme une insulte.

— J'espère que vous êtes fier de la petite rate que vous vous êtes choisi, Votre Majesté. Il n'y a pas assez de chair sur elle pour réchauffer même un tiers de votre lit, mais je suis certaine que vous parviendrez malgré ces difficultés à l'engrosser.

À la table d'honneur, Emet retenait Sarini sur place tandis qu'Adihi lui parlait précipitamment à l'oreille. Soulagé de constater que ses amis avaient la situation bien en main, Galaad ouvrit la bouche pour répondre à la tirade d'insultes qu'Oriana venait de recevoir, mais celle-ci ne lui en laissa pas le temps :

— Savez-vous que les rats sont parmi les animaux les plus intelligents et les plus propres au monde ? C'est plus qu'on ne peut manifestement en dire de vous. Je pourrais utiliser mon tout nouveau pouvoir en tant que reine pour vous punir pour vos mots peu respectueux, mais je n'en ai pas besoin. Vous vous ridiculisez tellement que vous vous punissez toute seule.

Un lourd silence étouffa la salle pendant quelques secondes, puis Emet éclata de rire, emportant tous les autres convives dans leur hilarité. Galaad n'en avait cure. Il regardait Oriana, absolument fasciné par le petit tremblement qui agitait les ailes de son nez quand elle s'indignait, par sa voix dont l'accent s'était alourdi avec l'usage de mots plus complexes qu'auparavant. Il posa la main sur son genou qui tressautait sous la table, mais elle ne tourna pas la tête vers lui, trop occupée à fusiller Magda du regard.

— Je pense que vous devriez aller vous rasseoir, Magda. Ma reine a exprimé mes pensées mieux que je n'en aurais été capable. Si vous lui adressez la parole à nouveau, je serai forcé de vous faire escorter hors d'ici.

La cheffe de famille ouvrit la bouche et la referma sans qu'aucun son n'en sorte puis tourna les talons, les pans de son kimono vert forêt virevoltant autour de ses chevilles. Elle ne retourna pas s'asseoir à table mais quitta la salle, luttant manifestement pour conserver le peu de dignité qu'Oriana avait bien voulu lui laisser. Galaad se tourna vers son épouse et, pour la première fois, osa lui caresser la joue d'une main qu'il espérait tendre. Elle ne se crispa pas à son contact, pour sa plus grande satisfaction.

— Vous ferez des merveilles ici, ma reine. Puis-je vous resservir quelques morceaux de bœuf ?

La question représentait un signal pour toute la salle, ce pourquoi il avait élevé la voix : ce divertissement en particulier était terminé, il était temps de se concentrer sur le banquet qui toucherait bientôt à sa fin. Oriana opina du chef, l'air encore quelque peu emportée dans sa colère. Tandis que Galaad replaçait de la viande sur la plaque chauffée, elle lui demanda :

— Qui est cette femme ? Pourquoi m'a-t-elle parlé comme ça ?

Galaad lui raconta toute l'histoire, tout en essayant de lui faire comprendre les dynamiques complexes propres au clan des Défenseurs. Les clans de pouvoir, comme le sien ou celui d'Oriana, avaient chacun leur fonctionnement très particulier, souvent liés aux fondements de leur pouvoir ancestral.

— L'ego des Défenseurs leur a souvent causé des ennuis, conclut-il. Ce n'est qu'un exemple supplémentaire.

— Je ne comprends pas pourquoi les clans... pourquoi les clans existent encore. Ils n'ont plus rien de spécial maintenant.

Ces mots surprirent Galaad et, en toute honnêteté, lui firent un peu mal. Oriana venait tout comme lui de la famille fondatrice d'un clan. Elle aurait dû comprendre instinctivement la fierté de se dire Défenseur ou, dans son cas, Créateur, sans qu'il ait besoin de le lui expliquer.

— Nous nous attachons à nos clans parce que nous ne voulons pas perdre espoir. Ils font partie de notre identité. Vous êtes fière d'être une Créatrice, pas..

— Non !

Sa voix était si sèche, si ferme, qu'il resta coi pendant quelques instants. L'air meurtrie, elle se recroquevilla sur elle-même, rompant la proximité qui s'était créée entre eux tout au long du repas. Plutôt que de le laisser lui donner sa viande, elle la récupéra elle-même, les yeux rivés sur ses mains – et leurs cicatrices.

— D'accord, murmura-t-il d'une voix rauque. Je suis désolé d'être parti du principe que les Créateurs partageaient la fierté des Défenseurs.

Elle ne répondit pas tout de suite, mâchouillant son morceau de viande avec une mine si défaite qu'il se sentit encore plus coupable. Cette incompréhension l'effrayait plus qu'il n'osait l'admettre. Si ce premier conflit se présentait déjà, sur un sujet qu'il pensait commun et acquis, qu'est-ce qui les attendait ensuite ?

— Beaucoup de créateurs sont très fiers de leurs origines. Pas moi.

La réponse d'Oriana vint si tard, si inaudible, que Galaad faillit la rater. Il la dévisagea à nouveau, même si elle gardait les yeux résolument baissés devant elle. Pour la première fois ce jour-là, il la sentait véritablement s'éloigner, bien plus que quand elle s'était tendue à son contact. Il avait l'impression d'avoir commis une grave erreur, le genre indigne d'un roi.

— Je suis vraiment désolé.

La boule dans sa gorge grossit mais il se força à l'avaler, effrayé des conséquences s'il se laissait aller à son angoisse latente devant tous les invités. Ils ne savaient pas, pour la très vaste majorité, que leur roi luttait contre un tel démon. Peut-être cela l'aurait-il rendu plus humain, mais il ne pouvait se permettre d'exhiber ce genre d'humanité. Ils devaient le croire plus fort, plus endurant, intouchable, virtuellement immortel. Quel autre moyen avait-il de les protéger tous, de protéger la paix qu'il avait tant travaillé à bâtir ?

Il avait espéré qu'Oriana, sa simple présence à ses côtés, l'aiderait à affronter son angoisse. Comment avait-il pu se montrer si naïf ? Elle représentait une nouvelle source d'anxiété, pas un baume capable de les soigner toutes. Il aurait dû le savoir.

ORIANA - Les étoiles s'alignent T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant