1. Eléonore

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1. Eléonore

Ce matin pluvieux vient de saisir d'effroi un Paris encore au rythme des vacances. La haute tour du groupe de luxe Modus domine une Seine agacée par les assauts du vent. Un coup d'œil à mon Smartphone en remontant du parking interne m'apprend que je suis très, très en retard.

Ma première partie de matinée – comprise entre six et huit – a été le prolongement cohérent d'une nuit cauchemardesque. Jules, mon fils de six ans, s'est réveillé toutes les heures dans des quintes de toux qui faisaient vibrer les murs ; sa jumelle Lili, pour se venger, a ravagé l'appartement à l'aube, prétextant chercher un puzzle égaré de longue date. Mon mari, contaminé par le virus du petit, s'est coulé au fond du lit en décrétant qu'il n'en sortirait pas. Et moi, pauvre mère de famille, je n'ai eu que cent vingt minutes pour faire en sorte que les chérubins se toilettent, déjeunent et soient déposés à l'école. Il fallait bien bâcler quelque chose afin d'être ponctuelle à la réunion hebdo à laquelle notre PDG, Jean-Claude Viss, tient tant : pas de brushing et un maquillage sommaire.

Souffle de soulagement en quittant Neuilly, où notre famille est installée, pour me rendre dans le XVIe où siège l'auguste tour. Je ne me doutais pas que la galère ne faisait que quitter le port... Comme M. Destin et Mlle Poisse ont pris un café et décidé de pourrir mon début de semaine, ma Mini s'est engluée dans un embouteillage monstre, la bruine a ruiné mon semblant d'effort capillaire et je m'aperçois à présent que mon passe magnétique pour franchir les barrières de sécurité du parking manque à l'appel.

Deux explications possibles : le passe gît au fond du sac Hello Kitty de Lili et les chances qu'il se perde définitivement décuplent de minute en minute ; ou Jules, qui a déjà compris la vie, me l'a subtilisé pour l'échanger contre une pièce d'un euro ce soir.

Les trois vigiles de Modus – qui me saluent tous les jours – se concertent sans fin.

– Pas de passe, pas d'entrée... On va être obligés de garder votre permis, Madame, si vous voulez monter...

– Non mais vous plaisantez ? Vous me voyez tous les matins... Vous voulez me fouiller, aussi ?

Scandalisée, je me retiens de parler de la bombe cachée dans mon string, sachant que ce genre de blague peut vous attirer une cohorte d'ennuis qui seraient ravis de rejoindre ceux que j'ai déjà. L'heure file. Au septième étage, le plus prisé parce que c'est celui du bureau du grand patron, je me rue vers la salle de conférences. J'ouvre lentement, me faufile aussi discrètement que possible vers la place libre la plus proche (manque de mourir lorsque mon téléphone se met à sonner), me débarrasse de mon trench.

Jean-Claude Viss fronce les sourcils. Je suis sa collaboratrice préférée, il a toujours raffolé (dit-il) du chic de ma garde-robe ; et en grand secret, il espère encore pouvoir un jour coucher avec moi. Le BB – pour Big Boss –soupire, resserre sa cravate et me punit avec un certain sadisme... Il désigne une jeune femme brune que je ne connais pas, de la main :

– Voici Crystal Roche. Dites-lui bonjour, Éléonore, et surtout dites-lui au revoir. Elle est l'assistante que je vous avais promise. J'ai décidé de l'affecter au service personnel de Barbara. Quand on a du mal à gérer son temps, on ne gère pas celui des autres...

Pour l'équipe, c'est un désaveu on ne peut plus clair. Chacun sait que, depuis des années, Barbara Carton, directrice marketing du groupe, et Éléonore Wilde, directrice artistique, mènent une guerre de cuir et de velours sans pitié. Ma sempiternelle complainte au sujet du manque d'effectif dans mon service... se solde donc par l'octroi d'une petite main à mon ennemie.

Le conflit entre Barbara et moi est si outrageusement cliché ! Un genre de Diable s'habille en Prada sauf que nous sommes deux succubes que nos tempéraments, préférences vestimentaires, conceptions du monde et de l'esthétique opposent. Deux démones au milieu desquelles Satan a jeté en pâture une innocente. Fort jolie, de ce que j'aperçois du coin de l'œil. N'a pas l'air plus impressionnée que cela.

Je n'y peux rien : Barbara m'exaspère. Ma supérieure par l'âge et la hiérarchie me renvoie, au quotidien, à mon manque d'autorité et de pouvoir. (« L'art n'est rien si on ne sait pas le vendre », martèle la Carton à qui ne veut pas l'entendre, c'est-à-dire moi.)

Cette dernière a le triomphe faussement modeste, réfugiant sa joie et sa mauvaise haleine (l'une des raisons qui a rendu notre collaboration impossible, je suis hypersensible aux odeurs) derrière son mug de café brûlant. Crystal esquisse un sourire gêné dans ma direction. J'ai perdu une assistante ravissante. Alors que je fais mine de saisir mon calepin pour prendre des notes, Jean-Claude indique que la réunion est terminée.

– Désolé, murmure-t-il en sortant. Il faut bien que quelqu'un vous recadre, ici, et si ce n'est pas moi...

Je ravale ma salive et enroule nerveusement une mèche autour de mon doigt, évitant Barbara et Crystal qui quittent la salle. Je me retourne lorsqu'elles se sont éloignées. La nouvelle a vingt-six ans, selon son CV. Un visage ovale à la peau parfaite, un nez légèrement en trompette, un grain de beauté qui me fait penser à une actrice américaine dont le nom m'échappe. Une silhouette souple, qui semble sur le point d'ouvrir les bras pour embrasser un avenir glorieux. Minijupe en daim beige, mini-blouson de cuir bordeaux sur mini-pull noir à col bateau. Tout est mini, en dehors de sa taille – elle me dépasse d'une tête si ce n'est plus – rehaussée par une paire de talons conquérants. Un mélange étonnant, harmonieux et pétri d'une audace rare pour une fille qui débarque. Ses cheveux d'un noir d'encre retombent en cascade sur ses épaules. Ses yeux charbonneux brillent d'une gaieté insolente à peine policée par les circonstances.

À côté d'elle, notre directrice marketing fait vraiment figure de baleine quinqua disgracieuse, qui dépense pourtant une énergie considérable pour masquer le départ en retraite de son sex-appeal. Que d'efforts ne fait-elle pas pour entretenir sa peau tachetée, ses poteaux à varices et sa tignasse si régulièrement teinte et reteinte qu'elle finit par avoir une couleur totalement indéfinissable ! Elle n'a pas encore succombé au Botox mais pense sérieusement qu'une injection de silicone redresserait sa poitrine aussi plate que son derrière est rebondi.

Carton la Barbante, qui déteste la compétition, va être servie par ce bébé sexy qui pourrait être sa fille. Avec un peu de chance, Barbara reportera sur elle ses ardeurs professionnelles, ça me fera des vacances.

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LadiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant