IV-Entre deux eaux

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Iris fut réveillée par des coups frappés aux barreaux. C'était Sergueï, simplement habillé d'une chemise et d'un jean, pour une fois. Les faucheurs avaient-ils des jours de repos ? Que faisait-il ici, alors ?

— Bonjour, lança-t-il, tout guilleret. Bien dormi ?

Pendant qu'il déverrouillait la porte, la jeune femme se frotta vigoureusement les yeux, consciente qu'elle devait ressembler à un panda. La nuit s'était révélée courte et forte en émotions.

— Mauvais jour, répliqua Iris d'une toute petite voix. Je vous rappelle que vous m'avez tuée pas plus tard qu'hier, vous ne vous attendiez quand même pas à ce que je vous accueille avec joie ? Ce serait présumer de vos charmes.

Le faucheur entra dans la cellule et lui jeta un rapide coup d'œil pour juger de son état. Il s'étonna de constater que la redoutable jeune femme faisait grise mine, et préféra garder le silence plutôt que de lui répondre sarcastiquement comme à son habitude. Il hasarda tout de même une question discrète, l'air gêné :

— Vous voulez qu'on vous fasse apporter un petit-déjeuner ?

Iris acquiesça, n'osant pas lever la tête. Elle finit tout de même par s'extirper des couvertures pour s'adosser au mur du cachot quand Sergueï s'éloigna pour héler un garde. Elle ne se rappelait que trop bien la position dans laquelle elle se trouvait quand le brun l'avait étranglée. Elle ne souhaitait pas paraître plus vulnérable qu'elle ne l'était déjà.

Quand le faucheur revint déposer un plateau bien garni sur le lit, Iris se fit la réflexion qu'elle eût préféré qu'il se comportât en rustre. Elle-même ne savait plus si elle devait le détester ou se réjouir de sa présence. Comment pouvait-on se montrer si violent et si attentionné tour à tour ? Son travail le justifiait-il ?Antoine, lui, n'avait jamais été aussi loin. Mais il ne l'avait pas convaincue pour autant. Était-ce alors du fait d'Iris, qui dépassait les limites ? L'expérience lui avait appris que les plus fins manipulateurs parvenaient toujours à vous rendre coupable à vos propres yeux, et se résolut donc à ne placer sa confiance qu'en elle-même, quoi qu'il arrivât à l'avenir.

Forte de cette résolution, Iris se saisit du plateau pour manger debout. Cela la rassurait, même si elle savait que cela n'arrêterait pas Sergueï. Elle tâcha d'ailleurs de s'écarter discrètement de ce dernier, faisant mine de déambuler dans la cellule pour se réveiller. Elle ne s'arrêta qu'en ayant rejoint le coin le plus éloigné de lui.

Le brun, quant à lui, n'en menait pas large. Il comprenait bel et bien le but de la manœuvre, et s'inquiétait d'en éprouver des regrets. Dans des circonstances différentes, Iris et lui auraient sans doute pu construire une belle amitié, fondée sur la franchise et l'humour. Elle était ce genre de personne. Mais lui, c'était un monstre assoiffé de pouvoir. Il ferait tout pour atteindre la place de faucheur en chef, et si Iris s'enhardissait, elle en paierait le prix. Son dilemme intérieur repoussé, et la jeune femme ayant achevé de manger, Sergueï lança, le visage dur et impassible :

— Bon, on peut commencer ?

La question, anodine en apparence, effraya notre héroïne plus que de raison. Alors, ainsi, il tombait déjà le masque... Elle se contenta de hausser les épaules en assentiment, lasse. Le monde autour d'elle cessa de l'atteindre quand elle ferma les yeux et se rappela le chant des oiseaux qu'elle entendait si bien depuis son ancienne chambre. Iris ne sut jamais quel moyen le faucheur employa pour la tuer une deuxième fois, tant elle s'enfonça en elle-même, renouant inconsciemment avec de douloureux souvenirs qu'elle eût préféré écarter. Mais ses dernières forces, déjà, l'abandonnaient...


*


Sergueï dardait ses yeux sur le visage cerné d'Iris depuis déjà une bonne heure. Il luttait désespérément contre l'envie de passer la main dans ses cheveux emmêlés qui se déployaient majestueusement autour d'elle, sur l'oreiller. Elle semblait si vulnérable, ainsi. Mais il se morigéna, se rappelant son but : il attendait qu'elle se réveillât pour tenter d'entamer une véritable conversation avec elle. Aujourd'hui, il ne chercherait pas à la convaincre de renoncer, mais l'exhorterait à se confier. En connaissant ses raisons, le faucheur était persuadé qu'il parviendrait à atteindre son objectif, même si sa manière de procéder devait pour ce faire subir une évolution drastique. S'il ne parvenait pas à s'occuper du cas d'une simple humaine, sa réputation en pâtirait sans nul doute, et il ne pouvait se le permettre, aussi attendrissante la jeune Iris soit-elle.

Celle-ci, comme si elle possédait le pouvoir d'entendre ses pensées, ouvrit les paupières. Pressentant un danger, elle s'obligea à faire promptement le tour de la pièce des yeux, puis se redressa vivement en apercevant le faucheur. Bien que ce dernier s'attendît à cette réaction, il n'en fut pas moins blessé dans ses convictions. Le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? Faute de réponse, il préféra continuer sur sa lancée avant de changer d'avis.

— Vous allez bien ? demanda-t-il en se levant pour ne pas effrayer la jeune femme davantage.

— Autant que faire se peut. On peut se charger de ça rapidement, maintenant que nous avons achevé d'échanger des banalités ?

Ces mots ravivèrent la douleur dans la poitrine de Sergueï. Iris n'avait même plus la force de l'espoir pour la maintenir... Et quand ce dernier s'éteint, que reste-t-il, sinon l'attente, vide de sens et résignée ? Mais pour lui, cela ressemblait fort à une aubaine. Les défenses de la jeune femme se délitaient enfin, il allait pouvoir percer la brèche avec un peu de douceur. Car même quand on n'attendait plus rien, on avait la faiblesse d'aimer la moindre marque de considération, et on la rongeait jusqu'à l'os, insatiable. On ne se souciait plus guère d'être trompé, on savait qu'on le serait, après tout, invariablement. Et il en allait de même pour elle, malgré sa fierté et sa force, ainsi que pour lui, qui menait pourtant le jeu. Alors, Sergueï prit son courage à deux mains, sachant pertinemment qu'il agissait comme un manipulateur éhonté, et dit, atone :

— Pas de ça aujourd'hui. Je voudrais seulement qu'on ait une petite discussion.

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