Jack of Spades

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Jack of Spades

La glace, à défaut d'être tout à fait opaque, lui avait toujours semblé inefficiente. Soit qu'elle renvoyât une lumière éblouissante, soit qu'au contraire elle ne réfléchît que les ténèbres. Dans le premier cas, il parvenait à distinguer son visage sous une couche de givre, un linceul dur et bleuté derrière lequel ses orbites se dessinaient par soustraction, deux trous béants comme sa bouche ouverte dans un cri informe. Dans le second cas, d'épais lambeaux masquaient ses traits et montaient, fuligineux, des profondeurs du miroir. À chaque fois, il demeurait inerte face à ce spectacle maintes fois contemplé. Parfois, il tendait un doigt hésitant vers la surface, mais ne rencontrait qu'un vernis solide, sans rapport avec sa vision.

Il se souvenait que, longtemps auparavant, psychés et fenêtres reflétaient un visage qu'il reconnaissait comme sien. À quel moment la réalité avait commencé à s'effilocher, il ne le savait pas. Il avait cru, un moment, accéder à une nouvelle dimension, avoir reçu le don de voir au-delà, et en-deçà. À présent, il vivait dans un labyrinthe, le plus souvent dénué de lumière, et dont le tracé se modifiait d'un jour à l'autre.

Ce soir, cependant, quelqu'un apparaissait dans le miroir. Il le regardait avec une satisfaction étonnée, troublé de se découvrir un visage similaire à ceux que prenaient les autres, dehors, quand ils ne souciaient pas de se cacher. Des dents bien plantées quoiqu'un peu jaunes, des yeux marron, une arcade légèrement proéminente, des cheveux châtains. Il ne se lassait pas d'énumérer ces détails, dans un ordre ou l'autre, jouissant de leur matérialité. Toutefois, sa ressemblance avec les autres le tracassait.

Son regard dériva vers le journal posé sur la table, et un sourire entrouvrit ses lèvres. Il ne devait pas s'inquiéter. Au contraire, en ce grand jour, il avait gagné sa place, non parmi eux, mais au-dessus d'eux. Ils lui avaient donné un nom.

Jack l'Éventreur.

Il reporta son attention sur Jack qui, dans le miroir, le dévisageait, apaisé.

Jack. L'Éventreur.

On aurait dit que le dessin de son visage se raffermissait à l'évocation de ce nom. Chaque itération approfondissait les courbes de son menton, de ses oreilles, de son front. Le prononcer, c'était s'extraire de la gangue, de cet espace indéterminé dans lequel il errait, anonyme, ébauché. Jack. Une naissance.

*

Je suis Jack, le Valet, l'exécuteur des basses besognes. Je suis le maître d'œuvre. Je suis l'élu, le paria... le maudit.

Dans les ténèbres, ils me parlent. Je ne sais plus bien faire la différence. Certains ne peuvent pas se déguiser. Leur figure semble couler d'un côté, hurler de l'autre. De rire.

Je glissais entre eux et ils ne me voyaient pas. J'essayais tout de même de cacher ma peur.

Mais je suis Jack, le Valet, la Clef. Arcane mineure mais rigoureuse, je suis une réponse. Parmi d'autres.

*

Jack, prostré dans un coin de la chambre, se balançait d'avant en arrière, et jetait autour de lui des coups d'œil terrifiés. À ses pieds se trouvaient quantité de bocaux en verre de différentes tailles, dans lesquels il avait placé les reliques prélevées ces derniers jours.

Cela ne marchait pas. Il avait pourtant exécuté les gestes nécessaires. Il avait peaufiné le rituel, appris à traduire les ordres. Le problème, c'est qu'il n'était plus sûr de leur provenance. S'il s'était trompé ? S'il avait écouté les mauvaises voix ? Tout ce qu'il savait, c'est que certaines choses devaient être faites. Le monde était régi par des règles précises. Il fallait que quelqu'un prenne garde à effectuer les passes qui empêchaient le chaos de déferler.

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