Chapitre 3 - Pourquoi est-ce que j'ai fait ça ?!

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" Deux secondes. " j'informe Jacqueline alors que je finis de relire mon mail avant de l'envoyer. Dans l'encadrement de la porte de mon bureau, elle attend patiemment, une tasse pleine dans chaque main.
" Voilà ! " je m'exclame peu après, me poussant loin de mon bureau à l'aide de mes mains, avant de pivoter sur ma chaise pour lui faire face.
" Tu avances comme tu veux ? " me demande-t-elle en me tendant ma tasse de thé qu'elle a été me faire. Je souffle dessus par réflexe avant de respirer son odeur. Thé vert jasmin.
" Yep, je viens de finir la seconde retouche de la pochette. Regarde. " je l'invite à s'installer sur mon canapé d'un geste de la main pendant que je mets en plein écran la maquette.
" Wow. Ça ... tranche. " commente-t-elle.
" Explosif. " je rajoute, fière de mon effet. C'est ce qu'on recherche comme réaction.

L'illustration est une petite merveille, mettant en avant les cinq personnages que sont les membres du groupe et le logotype du groupe Hallucystérie.De loin, ça parait être une pochette d'album lambda : un logo en blanc du nom du groupe, plein de ronces et de contours épais noirs dans un style tribal et un pentacle à l'envers, avec les silhouettes des cinq musiciens en noirs sur un fond bleu tirant sur le pourpre.J'observe Jacqueline se lever pour se baisser au niveau de mon épaule, les yeux rivés sur l'écran.
De près, on observe que l'intégralité des personnages a été peinte de façon réaliste à la craie grasse, le maquillage sanguinolent dégoulinant presque sur le décor. Paysage cartoonesque au possible ressemblant à une version hypnotique et quasi monochromatique sortie tout droit de l'esprit pervers d'un Lewis Caroll représenté par Disney. Il y a des petits animaux mignons, des champignons géants, des fleurs par millier et des nuages duveteux.
Secrètement, je me suis gardé une version sans les personnages pour me l'imprimer en grand format pour chez moi, tellement je suis fière de ce que j'ai produit.
" Le contraste entre les personnages et le fond est impressionnant. " constate Jacqueline, admirative. Ce qui me fait sourire à m'en faire mal aux zygomatiques.
" Et du premier abord, on s'en rend pas compte. " j'appuie.
C'est là tout mon succès : de loin on dirait un fond bleu-rose relativement classique, un peu hors de propos, mais rien de choquant, alors que de près, on est absorbé par un Bisounours-land à en vomir des arcs-en-ciel.
" C'est une licorne là ?
- Totalement. "

Je m'éloigne un peu, laissant la souris à ma collègue qui observe de plus près le rendu final pendant que je savoure mon thé en m'étirant la nuque que j'ai raide.
" Tu t'es vraiment surpassé. " me complimente ma supérieure, pour mon plus grand plaisir.
" C'est le premier projet depuis j'sais pas combien de mois où on me laisse m'exprimer comme je l'entends, ça fait du bien de voir que ça porte ses fruits.
- Je devrais conseiller à la hiérarchie de te faire plus souvent travailler avec des métalleux. "
Je fais semblant de m'étouffer dans mon thé, malgré ma surprise qui est réelle, elle.
" Queeeuwaa ? Tu veux que je quitte mon nuage de Bisounours enfantin pour aller me mêler aux loups féroces ? "
Cela la fait rire pendant qu'elle va s'asseoir dans mon canapé de nouveau pour boire son propre thé. Dans le silence qui s'installe, chacune rumine ses propres pensées et profite du calme de mon bureau, on entend à travers les murs la musique k-pop de Pierrick, bien trop dynamique pour cette fin d'après-midi. Ce mec déborde d'énergie de façon constante. J'sais pas trop ce qu'il consomme pour toujours être dans un tel état d'hystérie. Beaucoup trop d'anime, sûrement. Avec une bonne dose quasi léthale de caféine, sans doute.
" Tu étais à ton aise sur ce projet ? Par rapport à tes projets habituels. " me demande soudainement Jacqueline.
" Oui ? " Je prends la peine de réfléchir quelques instants avant de compléter ma pensée. " J'avais une liberté artistique que j'ai pas avec les autres managers ou projets habituels. J'étais pas à l'aise quand il s'agit de peindre les membres du groupe, surtout avec le maquillage qui coule, mais artistiquement parlant, c'était une collaboration intéressante et j'ai pu prendre deux semaines entières rien que pour peindre le fond, ça m'avait manqué les projets où je peux passer plus de 35h d'affilées sur la même illustration et pas juste faire un photomontage avec quelques éléments repeints. " Pas que j'aime pas travailler sur des choses rapides. Juste, faire un photomontage et rajouter des effets purikura et ce, des dizaines de fois la même semaine pour assurer les promotions visuelles de groupe de pop qui finissent tous par se rassembler à la fin ... C'est ... Lassant. Visuellement parlant, en tout cas.
" Cela fait quoi, deux ans que tu es dans notre service, non ? "
Je hoche positivement la tête.
" Il est peut-être temps que tu t'occupes un peu moins de nos artistes juniors et prennent quelques clients plus anciens. " médite à haute-voix Jacqueline, pendant que je me fige pour ne pas sauter sur ma chaise de joie. C'est la première fois que l'idée de faire autre chose que des artistes entrants dans le monde de la musique lui traverse l'esprit d'elle-même, même si j'ai déjà travaillé pour des artistes seniors par le passé.
" Je te vois te retenir de sautiller sur ta chaise. " rit-elle " J'ai compris, je ferais en sorte de mieux répartir les dossiers entre vous et d'en parler à mes supérieurs. "
Je ne peux m'empêcher de lâcher un woop en levant les bras au ciel, manquant de me renverser du thé partout.

Quoi qu'ait dit Jacqueline au Directeur Artistique, dès le lendemain, j'ai commencé à voir le changement. J'avais dans ma boite mail plus de demandes de secteur autre que de la musique destinée aux ados. À croire que le label n'attendait que ça, que je m'affirme dans autre chose que les ados et enfants. Jacqueline a dû me demander de venir la voir pour qu'on trie toutes ces demandes, mais surtout, pour m'avertir que le groupe Hallucystérie avait adoré notre collaboration et avait besoin de plus d'illustration de ma part pour rester cohérent dans toutes leurs communications.

Je regarde une dernière fois mon bureau, vérifiant que j'ai tous mes indispensables avec moi. C'est pas que je le quitte à jamais. Je reviendrais d'ici un mois ou quelques heures ici et là pour bosser sur d'autres choses que le groupe de métal. Temporairement, je change de bureau. Officiellement, je reste dans mon service, sous les ordres de Jacqueline, mais en dehors de la réunion du lundi matin, je doute de la voir beaucoup dans les jours à venir. On va principalement communiquer par mail.
J'inspire à fond.
Changer de cadre de travail me panique un peu, mais je tente de rester calme. C'est pour mon bien et ce n'est pas définitif. De plus travailler main dans la main avec un autre créatif qui a plus d'une décennie dans le métier dans le même bureau m'apprendra sûrement plein de choses.
Je vais travailler avec Laurent Dubois.
Je tremble presque de nervosité. Mes jambes sont faites de coton.
Dubois est connu dans le milieu pour ses talents de graphiste au sein du label. Il est limite une célébrité du monde des graphistes donnant dans la musique, malgré son travail de niche qui se limite presque exclusivement au metal et au rock. Il a un style bien à lui qui s'adapte à beaucoup d'artistes et il est très demandé. Je ne vais pas être stagiaire, puisque je vais devoir continuer à être moi dans mes propres réalisations, mais je vais partager son bureau et j'espère secrètement apprendre beaucoup de lui.

Alors que je me déplace dans les couloirs, un carton dans les bras, je me fais la réflexion que je pensais pas atterrir dans les pattes de Laurent Dubois en acceptant de réaliser une pochette d'album pour un groupe de metal. Ma carrière professionnelle prend un curieux tournant. Je ne sais pas encore si je dois en être heureuse ou malheureuse. Je voudrais pas rester coincé dans le genre musical du métal. Le noir c'est pas trop mon truc esthétiquement parlant. Mais tout bond en avant dans ma carrière est bon à prendre.

J'arrive finalement au bureau qu'on m'a invité à rejoindre.
" Ah, Aliénor Renart, je présume ? " me demande un quarantenaire en jean et t-shirt noir, blond coupé court et se levant de sa chaise pour venir me saluer pendant que je souris timidement.
" Oui Monsieur Dubois. " je salue d'un geste de la tête.
" Appelle-moi Laurent, on va partager un bureau quand même. "
Et avec ça, il me fait faire un tour de son bureau qui est immense. Il doit faire quatre fois le mien. Près de la fenêtre et presque dans son dos, il me présente un bureau dénudé avec un ordinateur récent et une tablette graphique à écran dernier cri. C'est là que je vais bosser.
Mes décorations que j'ai trimbalées dans un carton d'un bureau à un autre le font rire. On dirait le carton de la parfaite petite secrétaire. Ça contraste avec sa propre décoration du lieu. Il faut dire que j'ai l'impression d'avoir débarqué dans une chambre d'ado en rébellions : pleine de bordel et de papiers volants, des posters qui se superposent sur les murs et des tableaux en liège débordant de flyers et impressions, des livres superposés sur un peu toutes les surfaces disponibles et des tours de CDs qui semble instable sur le sol. Moi j'arrive dans ce décor avec une plante verte, un pot à crayon blanc qui ressemble à de la dentelle, des gelpens à paillette de toutes les couleurs et des figurines en plastique de t rex et de chiens.
" Ça manque d'une tasse bien girly. " dit-il après un sifflement admiratif, en m'observant m'installer.
Je sors alors triomphalement de mon carton mon mug blanc avec en incrustation dorée " Tu es une fille géniale " et un buste de licorne en filigrane dorée. Portant à deux mains au-dessus de ma tête mon mug je chantonne de plus en plus fort le jingle d'obtention d'item dans Les légendes de Zelda. Laurent fait disparaître de mes mains l'objet pour l'observer de plus près, avant d'exploser de rire.
Il est cliché au possible, à la limite du mauvais goût. Cadeau de ma mère. Je l'adore.
" J'en attendais pas moins de toi. On va bien s'entendre. " conclu-t-il.
Il me rend mon mug et je le regarde revenir vers moi avec un mug bleu ciel avec des oiseaux ressemblant à des rouges-gorges.
" Kitsch. " je murmure alors qu'un immense sourire traverse nos visages.
" Thé ? " propose-t-il en me montrant un meuble d'appoint où trône une bouilloire en céramique et ... plein de boîtes de métal.
" Mélange maison. " pépie-t-il fièrement en me laissant prendre une à une les boites où sont scotchés rudimentairement au scotch des bouts de papier où sont notés les ingrédients sur le couvercle.
Je regarde autour de moi, ignorant Laurent quelques instants pour m'imprégner de la décoration.
" Je peux vivre ici ? Je ferais pas beaucoup de bruit. "

Amusons-nous dans le parc d'abstractionWhere stories live. Discover now