Le cœur de la forêt

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Je suis une sorcière qui vit dans une chaumière dans les profondeurs de la forêt. Ma vie a été une suite de déceptions et de rejets. Depuis toute petite, soit on me trouvait soit trop étrange pour tenter de se lier d'amitié avec moi soit on essayait me changer et je ne me laissais pas faire. A l'âge de trente ans, ne supportant plus le monde, j'ai décidé me retirer de celui-ci et de m'en venger en me plongeant dans les grimoires pour y apprendre l'art de la magie. Ce que j'ai appris m'a permis de vivre plusieurs siècles sans prendre une ride. Mais tous ces prodiges n'ont pas pu ôter l'amertume de mon cœur ni apporter de consolation à ma terrible solitude.

Un soir, alors que mon alambic fume et que je prépare un nouvel élixir de jouvence, j'entends frapper à ma porte. Surprise qu'un être humain entre en contact avec moi alors que je n'en ai pas vu depuis au moins dix ans, je décide de lui ouvrir. Un beau et jeune chevalier en armure se tient droit devant l'entrée. Il a le teint clair, les yeux bleus et tout son corps émane l'assurance et l'absence du doute. D'une voix chantante, avec politesse et en me regardant droit dans les yeux, il me dit qu'il est égaré et me demande l'hospitalité pour la nuit.

Alors, avec la brusquerie d'une bourrasque de vent, la porte de ma chaumière se referme derrière lui et se verrouille et les lumières s'éteignent pour ne laisser plus qu'une bougie éclairer mon visage : il n'est pas question que je laisse un si beau chevalier m'échapper et me laisser de nouveau à ma solitude.

Je prends la parole et lui dis qu'il est pris au piège et qu'il ne pourra repartir que s'il répond correctement à ma question.

- Ma question est celle-ci : qui êtes-vous ?

Le jeune et beau chevalier me répond :

- Je suis un chevalier au service du seigneur Du Chêne Blanc. J'ai commencé ma carrière en tant qu'écuyer et j'ai remporté de nombreux duels. Ma famille est de sang noble. Je suis fiancé à une belle Dame de qui j'ai gagné le respect par mes exploits. Je vais m'engager à la guerre contre les ennemis de mon seigneur.

J'attends quelques secondes pour m'assurer qu'il a bien terminé son discours puis je lui réponds :

- Jeune chevalier, êtes-vous sûr que vous n'avez rien à ajouter ?

Le chevalier me répond avec un sourire :

- Non madame. Je pense vous avoir dit tout ce qui était important me concernant.

Je me sens alors replonger dans mon désespoir. Le jeune chevalier n'est pas l'homme que j'attendais. Il est aussi superficiel que tous ceux que j'ai déjà rencontrés. Seule sa beauté pourra apporter une consolation à ma souffrance. J'ouvre de nouveau la bouche pour lui dire ces mots :

- Vous avez mal répondu, jeune chevalier. Tout ce que vous venez de me décrire correspond à ce que vous avez appris de la part de votre famille et de vos connaissances et de ce qu'ils disent de vous. Mais vous ne vous êtes jamais posé cette question sans prendre en référence ce que d'autres vous ont appris. Parce que vous avez mal répondu, je vais vous transformer en statue et vous demeurerez avec moi pour l'éternité. Ainsi, je pourrai admirer votre beau visage figé dans le temps et votre Dame ne vous aura point pour elle.

A cet instant, je sors un vieux morceau de châtaigner des poches de ma blouse et je prononce des incantations. Le visage du jeune et beau chevalier exprime de la terreur mêlée d'innocence. Cette expression demeurera à jamais la même. Je prends quelques instants pour l'observer puis je le fais léviter jusqu'à un marchepied que j'avais prévu au cas où une telle occasion se présentait, une nuit durant je pensais avoir vidé toutes les larmes de mon corps.

Huit cents ans se sont écoulés...

Une entreprise de construction est chargée d'abattre la forêt où j'ai élu domicile pour y construire une zone d'activités afin d'y accueillir des sociétés de service en informatique. De bon matin, cette entreprise envoie une équipe préparer l'abattage des arbres. Un des employés se sépare du groupe pour s'avancer plus profondément dans la forêt. Il s'arrête devant un tas de mousse et de vigne-vierge de la taille d'une maison. Il se prend soudain à penser qu'il y a peut-être réellement une maison en dessous. Il prend un couteau et décide de tailler un peu dans la végétation pour voir ce qui s'y cache. C'est alors qu'il voit une porte.

L'employé de l'entreprise de construction s'élance de toutes ses forces contre la porte et celle-ci cède en tombant violemment contre un plancher en bois. Il tousse après que de la poussière lui soit rentrée par la gorge. Il se baisse pour attraper sa lampe-torche tombée sur le sol afin d'éclairer la pièce plongée dans l'obscurité.

C'est alors qu'il voit devant lui la statue d'un jeune et beau chevalier en armure. Le chevalier a le teint clair et les yeux bleus, son visage exprime la terreur. L'employé se demande ce qui s'est passé dans la tête de l'artiste qui a réalisé cette statue. Alors qu'il projette la lumière de sa lampe quelques mètres sur sa gauche, il fait une nouvelle découverte qui lui glace le sang : celle d'un squelette ayant à la main gauche une fiole et à la main droite un parchemin. L'homme éclaire le parchemin et lit les mots suivants :

« Qui que vous soyez, chevalier ou paysan, vous finirez tous un jour comme moi, il ne restera plus de vous que vos os quand toute votre chair se sera décomposée. J'ai renoncé à la vie éternelle sur terre et j'ai renoncé à me venger du monde. J'ai consacré mes dernières années à écrire ce que la vie m'avait appris dans l'espoir que cela puisse aider les générations futures et qu'un jour quelqu'un se rende compte qu'il n'est ni chevalier ni paysan mais que ce qu'il est réellement est ce qui fait battre son cœur. »

Le cœur de la forêtWhere stories live. Discover now