Le Défi

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Au 17 de la rue Saint-Christophe, c'était soir de vernissage. On y pénétrait par une double porte de fer — précaution devenue essentielle. Les privilégiés qui s'y trouvaient conviés franchissaient cet huis avec hâte, par petits pas pressés, soucieux de quitter aussi vite que possible la rue et ses dangers. Aussitôt plongés dans la lumière artificielle, ils reprenaient leur composition, leurs grands airs, leur démarche de sénateur. Ils commençaient par se joindre à un groupe puis, après les civilités d'usage, allaient visiter la galerie, seuls ou en couples, oubliant déjà le courage qu'il leur avait fallu pour traverser l'espace étroit qui avait séparé leur taxi du portique. Une galerie d'art était un endroit parfait pour s'enivrer de civilisation, ignorer un peu la barbarie qui refluait sur leurs murs comme les eaux toujours montantes.

Les visiteurs marchaient d'un pas lent, marquant de nombreuses pauses, certains pour tenter de comprendre les tableaux, d'autres pour faire croire qu'ils y comprenaient quelque chose. Les toiles étaient certainement intéressantes. Elles représentaient toutes des purs sangs en pleine course, peints d'un pinceau nerveux et presque sec, et leurs corps transparents à moitié ébauchés donnaient l'impression qu'on les avait croqués sur le vif dans la seconde de leur passage. Peut-être le peintre avait-il installé son chevalet devant un circuit où le cheval défilait sans cesse, lui permettant à chaque tour un nouveau trait. Plus que des animaux, c'était la vitesse même que l'artiste avait réussi à saisir. Ils auraient tous voulu croire que, quelque part dans ce monde de plus en plus vide, il restait encore des chevaux sauvages, galopant en liberté.

Mais ils n'étaient pas tous venus pour les peintures, pour la civilisation ou pour sentir le souffle des chevaux sauvages. Certains regardaient davantage les gens. Le propriétaire de la galerie, l'agent de l'artiste, le peintre qui avait signé les toiles, et aussi des collectionneurs à l'affut des réactions qui pourraient leur permettre de flairer la bonne affaire.

Il y avait certainement là quelques bourses bien garnies prêtes à se délier, mais aucune n'attirait plus l'attention — ou la convoitise — que celle de Sébastien Moore. On le voyait rarement, car son travail exigeait, semblait-il, de nombreux voyages. Mais jamais sa griffe avisée ne se desserrait tout à fait du milieu de l'art. Il participait, par agent interposé, à toutes les enchères importantes dans une dizaine de villes du monde, et son enthousiasme ou son ennui étaient devenus des indices respectés avec une crainte presque superstitieuse. Sorti de nulle part, il avait révélé immédiatement un redoutable flair pour dénicher les artistes prometteurs à l'aube de leur carrière. La valeur de ceux qu'il favorisait croissait invariablement à une vitesse fulgurante, au point que les mises montaient rapidement très haut — souvent trop. Il fallait réagir prestement, au premier signe d'intérêt du négociant. Quand un investisseur avait la chance de le voir en personne au premier vernissage d'un artiste jusque là inconnu, il portait plus d'attention à cet homme énigmatique qu'aux tableaux exposés, observant la moindre de ses réactions comme un joueur de poker. Une exposition où la rumeur attendait Moore était nécessairement achalandée. Celui où il achetait devenait une consécration.

Moore, toutefois, n'était que l'une des identités à travers lesquelles Édouard de Larochelle maintenait son influence sur le monde des arts. Les lois des Bergers lui interdisaient d'écrire ou de peindre — elles auraient tout aussi bien pu lui interdire le sang. Si le moindre coup de pinceau était criminel, il fallait tout simplement multiplier les précautions, les prête-noms, et traiter en personne le moins d'affaires possible. Cette hypocrisie dégoûtait toujours autant de Larochelle. Il avait pourtant fini par la maîtriser, les siècles aidants.

Quelqu'un qui l'aurait aperçu sans le connaître ne se serait douté de rien. Il caressait les peintures d'un œil blasé, comme dans une salle d'attente on tue l'ennui en explorant les lézardes des murs. Levinston endossait sans mal le rôle de Moore, un homme qui n'appréciait l'art que sous un angle : celui de son profit. Cette couverture commençait à craquer, cependant. Moore ne pourrait pas toujours afficher ses vingt-huit ans. Un amateur pointilleux de mode aurait observé qu'il venait toujours vêtu du même habit — un austère complet, irréprochable du reste.

Myriam et le Cercle de ferOù les histoires vivent. Découvrez maintenant