2/UN PEU D'HISTOIRE

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Avant la création du concept d'écologie (1866), il paraît hasardeux de parler d'écologistes. Jusque-là, on rencontre des auteurs sensibles aux beautés de la Nature et, parfois, inquiets de leur devenir, comme Jean-Jacques Rousseau dans les Rêveries d'un promeneur solitaire.

Parmi les pionniers de cette littérature, Thoreau, Muir et Reclus se détachent ; trois érudits passionnés d'environnement, chercheurs exigeants, hommes de terrain et doux excentriques.

Henry Thoreau (1817-1862) a abandonné sa ville, Concord, pour une cabane sur les bords du lac Walden. De cette expérience d'un an et demi, il tire un livre, Walden (1854), merveille de cocasserie, de poésie, de réflexion sur la condition humaine et son rapport à la nature. On lui doit aussi La désobéissance civile (1849).

Parenthèse : je m'étonne encore que Thoreau soit une figure majeure et admirée aux USA. Soit les américains sont schizophrènes, soit nous n'avons pas lu les mêmes livres. Comment le pays du big mac, de la bagnole à tous crins et de la CIA, peut-il révérer un gars qui a appelé à la simplicité volontaire et à la désobéissance civile ?

John Muir (1838-1914) est un amoureux éperdu de la nature. Botaniste, géologue, il se lance, tout seul, dans des odyssées pédestres inouïes -à l'époque, ni téléphone satellitaire ni Mondial Assistance- dont il tire des récits de voyage savoureux, en particulier le délectable Mille cinq cents kilomètres à pied à travers l'Amérique profonde 1867-1869 (1913).

On lui doit la création du parc du Yosemite et il a soutenu F.V.Hayden pour celle du Yellowstone, le premier de tous, en 1872. Son amour inconditionnel de la nature a peut-être écourté sa vie, car il s'est sans doute consumé de désespoir après l'échec de la tentative de classement de la magnifique vallée de Hetch Hetchy, qui sera engloutie par un barrage.

Élisée Reclus (1830-1905), géographe libertaire, voyageur de folie, grand arpenteur du monde et précurseur de la géographie moderne, a clairement exprimé ses craintes quant à la dégradation en cours de l'environnement dans L'homme et la Terre (1905). Ceux qui le liront pourront constater qu'il est sans doute l'inventeur de la géopolitique.

Spécialiste reconnu, son seul défaut fut d'être soupçonnable d'anarchie, ce qui lui a valu d'être ignoré, au bénéfice de son grand rival Paul Vidal de la Blache.

Il n'est pas simple de désigner les fondateurs de l'écologisme, parce qu'on est amené à choisir, et donc à écarter des personnalités remarquables ; par exemple, Ellen Richards (mère de l'écoféminisme) ou Nicholas Georgescu (père de la bioéconomie).

Si l'on peut considérer Henry F. Osborn -avec son terrible La planète au pillage (1948 !)- comme le premier lanceur d'alerte, c'est à Rachel Carson, scientifique militante, et Muray Bookchin, théoricien virulent, que l'on doit l'affirmation de la pensée écologiste.

Rachel Carson, quelle femme ! Première écologiste à avoir connu une notoriété médiatique. Biologiste, zoologiste, elle part en guerre contre les « biocides » -elle refuse le terme pesticides- et en deux livres (Cette mer qui nous entoure et Le printemps silencieux) fait un tel raffut qu'elle finit par obtenir l'interdiction du redoutable DDT.

Je suis persuadé que si un cancer du sein ne l'avait pas terrassée à 56 ans elle serait devenue la figure emblématique de l'écologisme.

Muray Bookchin c'est l'anar cool qui, sous ses allures négligées, cache une intelligence aiguë. Fondateur de l'écologie sociale radicale, il tape dur. Exemple, ce missile qu'il expédie en 1952 : « La croissance à tout prix entraîne un cancer de la biosphère. »

On imagine comment cela a été reçu à l'époque...

Avec eux se forme ce que les anglais appellent un « stream of consciousness », un courant de conscience(s), qui irrigue jusqu'à la société française, d'abord souterrainement*, avant de jaillir une fois que mai 68 a fait sauter la croûte des conservatismes.

Dans les années 70 c'est le feu d'artifice : tout va être dit, tous les talents contribuent à l'élaboration de la pensée écologique. Cette littérature, jusque-là ignorée, devient abondante. Et pourtant...

Des auteurs, aussi brillants qu'intelligents, ont beau beurrer la tartine de la pensée, la société civile s'en bat l'œil et les politiciens détournent le regard, méprisants. Cette décennie de l'espoir va faire place, petit à petit, à une période marquée par le déni des hommes de pouvoir et l'échec des écologistes à faire comprendre aux humains le sérieux de la situation.

*Par exemple, qui, dans les années 60 a lu Jean Dorst ou Jacques Ellul ? Pas moi, en tout cas : j'ai fêté mes dix ans en 1961 !

Pourtant, les livres étaient là :

Jean Dorst (ornithologue)

Avant que nature ne meure (1964)

Paul Ehrlich (entomologiste, écologue)

La bombe P... (1968)

René Dubos (agronome, biologiste) &
Barbara Ward (économiste)

Nous n'avons qu'une Terre (1971)


Club de Rome (économistes et scientifiques)

Halte à la croissance(1972)


René Dumont (agronome)

L'utopie ou la mort (1973)

Ivan Illich (philosophe)

Énergie et équité (1973)

André Gorz (philosophe, patron de presse)

Écologie et politique (1975)

Pour clore ce chapitre des grands anciens, j'ai encore dans la tête deux images : la première c'est celle de René Dumont, candidat à la présidentielle de 1974, faisant hurler la France quand il présente un verre d'eau en disant qu'un jour nous en manquerons (voir absolument l'archive INA de son entretien avec J. Carlier le 26 avril 1974) ; la deuxième, c'est celle d'Haroun Tazieff, le vulcanologue, s'inquiétant à la télévision, en 1979, de l'excès de CO2, d'une sorte d'effet de serre, de fusion des glaces et d'un risque de submersion sous les ricanements du journaliste Joseph Pasteur et –hélas- du commandant Cousteau.

REMARQUE : J'ai souvent trouvé un calmant à mes doutes dans la pensée et les actes de nos prédécesseurs : savoir que d'autres hommes avant nous ont cultivé des valeurs identiques redynamise. Par exemple, savoir que dès le XIIème siècle, au Japon, le wabi-sabi prônait un retour à la simplicité, la sobriété paisible et que ses adeptes étaient sensibles à la beauté des choses imparfaites, éphémères et modestes.

L'écologie DécomplexéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant