Premier matin

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Le café entre ses doigts devenait aussi froid que la température extérieure. La vieille machine à expresso menaçait de rendre l'âme et émettait toujours une espèce de grognement qui résonnait dans la grande pièce vide occupée par un seul homme. Le professeur Luis. Il n'était pas un professeur d'espagnol, mais d'histoire. Passionné par la Grèce antique, les deux Guerres, l'époque des rois et des souverains depuis son jeune âge, il en avait fait son métier. Métier qu'il ne supportait plus. Ses collègues l'agaçaient, à part le CPE qui était à l'origine de son insertion dans ce lycée, mais les autres professeurs ainsi que le principal lui donnaient la nausée. Leurs discussions futiles sur le programme, la politique et leurs jardins de tomates l'endormaient. Même les professeurs de philo étaient plus intéressants que ceux qui enseignaient la même matière que lui. Rien ne le retenait dans cet établissement entouré de champs et de pros front national, mais il y restait, continuant cette routine inlassable chaque jour de sa vie depuis maintenant deux ans.

Le professeur Luis était bien seul dans la salle des professeurs, le premier à être arrivé au lycée Jean Monnet, une bonne heure d'avance avant que les élèves ne soient là. Il avait donc sacrifié quelques heures de son sommeil pour venir à son travail, corriger des évaluations qu'il avait promis à ses élèves de terminale L de rendre ce jour-là. Il avait cours avec eux dans l'après-midi, mais préférait les corriger le plus tôt possible. Il n'y avait que deux classes de L, les premières et les terminales, le lycée était consacré aux sciences et aux sports, il avait la particularité d'avoir de bons terrains de football et une bonne piste d'athlétisme où des compétitions annuelles étaient organisées.

Le professeur Luis était très concentré, souriant face aux bonnes réponses ou même aux mauvaises, il aimait analyser la façon dont ses élèves écrivaient. Comment ils arrondissaient leurs o, leur a, les différents points des i, les courbes des s... Son stylo rouge ratûrait assez durement ce matin. Un silence lugubre régnait dans la salle, il tapait du pied en rythme avec l'horloge installée au-dessus des casiers vert menthe. Ses lunettes étaient posées en équilibre sur son nez épaté. Il passait sa main dans ses cheveux brun foncé qui tombaient sans arrêt sur son front, il procrastinait pour aller au coiffeur, mais aimait bien ses cheveux un peu longs qui lui donnaient le droit de recevoir des regards curieux suivis de rires gênés par les jeunes filles et quelques garçons. Le professeur Luis était comme le fantasme des adolescentes, mystérieux, brun, yeux clairs, voix grave... Il avait déjà surpris une conversation entre deux de ses élèves qui débattaient sur le fait qu'il était l'enseignant le plus sexy qu'elles n'eurent jamais eu.

Quand il eut fini de corriger ses copies, il se dirigea vers le bureau de son ami de fac, le bien connu CPE. Un CPE assez exigeant qui faisait peur aux nouveaux et faisait rire les anciens.

Ils étaient très amis et passaient souvent leurs dimanches midi à manger ensembles chez l'un ou chez l'autre.

Il ne prit pas la peine de frapper à la porte et rentra sans y être invité. Il avait fui la salle des professeurs qui avait commencé à se remplir.

"Tu m'as fait si peur ! s'écria le CPE en posant une main sur sa poitrine. J'ai failli faire une crise cardiaque !

- C'est ça, tu t'astiquais la saucisse sur ton lieu de travail, plutôt.

- Mais t'es crade, Vivien !

- C'est pas ma faute, j'entends de jeunes puceaux tous les jours raconter des blagues de cul bidons."

Le CPE fit un sourire en coin et posa ses pieds sur son bureau. C'était un homme grand, métisse, mais possédant des yeux bleus hypnotisant. Le professeur piocha dans la boîte à bonbons posée en face de lui sur le bureau. Des ours en guimauve enrobés de chocolat, ses préférés.

"Karl, tu pourrais faire en sorte que le chauffage soit allumé le plus tôt possible ? Parce qu'on gèle là, demanda Mr. Luis.

- C'est pas moi qui prends ces mesures, t'as qu'à te plaindre à ton amant."

Vivien lui lança un regard noir et arracha avec ses dents la tête d'un des ours en guimauve, à l'annonce de son soi-disant amant. Le principal avait été un coup d'un soir dans une boîte et ce n'avait été qu'en arrivant dans ce lycée qu'ils s'étaient souvenus de cette soirée interdite dont ils avaient jusque-là ignoré l'existence.

Karl parcourait son fil d'actualité sur son téléphone, ne faisant plus attention à son ami. Ce dernier appréhendait son face à face avec la classe de ES 3, une classe qu'il n'appréciait pas énormément, la moitié des élèves écoutaient son cours tandis que les autres discutaient ou regardaient leur téléphones "discrétement".

"Tu vas partir avec tes terminales en Italie ?

- J'aimerais bien, mais le professeur d'italien est un vieux bougre ennuyeux qui se cure les oreilles avec son stylo argenté que sa femme lui a offert dans les années 90.

- Mais merde, Vivien, t'as pas remarqué que ça fait plus d'un mois qu'il a pris sa retraite et qu'un nouveau l'a remplacé ?

- Pardon ? Pourquoi tu ne me l'as pas dit ?

- Ton amant veut savoir si tu veux partir avec ce nouveau prof en Italie, dans deux mois. Il manque un prof accompagnateur qui pourrait être toi. Tu devras aller le voir pour confirmer.

- Je le ferai. C'est où en Italie ?

- Trevise, Venise, vers là-bas."

Vivien avait toujours rêvé d'aller en Italie, un jour, il avait fait ses valises et était parti en voiture, seul jusqu'au Portugal. Il aimait voyager, découvrir de nouvelles langues, de nouveaux paysages, de nouvelles cultures et de nouvelles conquêtes.

La fameuse sonnerie, le bruit assourdissant d'une cloche fit sursauter Vivien qui était plongé dans ses pensées, dans ce voyage en Italie où il verrait peut-être les rues flamboyantes propres à l'Italie, et même la place Saint-Marc. Il lança un "à tout à l'heure" à son ami et disparut derrière la porte, dans le hall du lycée. Il allait attaquer une journée assez épuisante

Verlaine cherche Rimbaudحيث تعيش القصص. اكتشف الآن