Chapitre 4 : Suite 1

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          Le timide clapotement d'une délicate averse matinale me ramène à la réalité à la suite d'un sommeil lourd et sans rêves. Chaque pore de ma peau fait littéralement corps avec l'humidité ambiante, et mes vêtements sont encore trempés de ma salutaire baignade dans l'étang. Il succède aux bruits de la veille un calme étourdissant. Partagée ente curiosité et peur, je reste longtemps immobile, arme au poing, membres repliés sur mon ventre en quête d'une étincelle de vie.
L'eau de l'ouverture à mes pieds se pare des rayonnements du soleil de midi, horaire confirmé par les revendications de mon estomac creux. Résolue à ne pas me laisser dépérir ici, et désormais plus inquiète du devenir de mes proches que des craintes qui m'habitent, je me décide enfin à m'extraire de ma cache, et faire face aux événements.

          L'air encore chaud des incendies contraste intensément avec l'environnement frais de la grotte. Je m'étonne de voir aussi peu de lumière et m'assure de la présence de notre astre en levant les yeux au ciel. De nombreux et moroses nuages vaporeux couvrent notre village, et une fine neige de cendres tombe toujours ça et là sur le sol. Des fumées émanent des amoncellements de bois qui composaient jadis nos foyers. De notre communauté ne subsiste plus qu'un amas de débris clairsemés et des dépouilles froides. L'odeur calcinée véhiculée par les insignifiantes brises me donne la nausée. Je suis effrayée par l'ampleur des pertes. J'avance petit à petit dans ce nouvel environnement duquel je ne reconnais rien, et dont le moindre son provoque un sursaut incontrôlable de mes nerfs. Il semble qu'aucun ennemi autre que nos charognards de corbeaux n'occupe les lieux. Je cherche furtivement Eldicha et Lienne du regard, avant même de songer à retrouver mes parents. Et pourtant...Ttocs m'en est témoin, je prie chaque seconde pour qu'ils soient tous sains et saufs. Je prie d'ailleurs pour que ce spectacle ne soit que la résultante d'un anecdotique cauchemar, malgré la triste et tangible évidence.

Au terme de deux heures de recherches infructueuses à fouiller les décombres les plus stables et m'époumoner en espérant goûter au plaisir d'entendre une voix familière, je me résous à quitter mon village, du moins ce qu'il en reste. Il est clair que je ne peux plus rien attendre de ce lieu où j'ai perdu proches et biens. Les cultures et bétails ne sont plus que cendres, je ne trouve nulle nourriture qui puisse taire ma faim qui s'intensifie, bien que mon appétit soit quelque peu gâté par le spectacle qui s'offre à moi. Pour apaiser ces crispations, je fais descendre un seau dans notre puits. L'eau pourra peut-être combler ma fringale ! Le seau est plus difficile à faire remonter que d'ordinaire et me paraît très lourd. Il faut admettre que ces dernières vingt-quatre heures m'ont éprouvée physiquement, et n'ayant jamais connu la faim, je suppose que mes forces s'amenuisent. Enfin, le seau est à ma portée ! La simple idée de m'abreuver suffit à me ragaillardir et je me hâte de le tirer à moi pour le faire reposer sur les pierres qui composent le puits.

Aussitôt posé, aussitôt repoussé dans un cri d'horreur échappé de mon larynx. En une violente crampe, mon estomac se vide à nouveau à terre. J'ignorais qu'il pouvait demeurer en moi encore autant de solides à vomir. Je pleure un torrent de chaudes larmes. Il m'est impossible de contenir plus longtemps la peine, la colère et le dégoût qui m'ont submergée depuis hier. Qu'avons nous fait pour mériter un tel sort ! Très pieuse, notre communauté est toujours restée en retrait des conflits ! Je ne comprends pas... Je ne comprends pas ! Qu'est-ce-que je vais devenir ? Seule...
Je sais désormais que ces images hanteront à jamais mon esprit conscient et inconscient. Tout comme ces bruits, et ces odeurs.
Essayons de raisonner avec lucidité. Il est évident que je dois partir d'ici sans plus tarder. Le plus proche village est à plusieurs kilomètres et je suis déjà épuisée. Je dois trouver une monture, trouver de l'eau, puis de la nourriture... une patrouille aussi, je dois avertir nos dirigeants de l'attaque de notre population et de la destruction de tout nos biens... et, plus important que tout, je dois retrouver les derniers membres vivants de ma famille. Mon Téphe... où es-tu ?

           Chez ce qui était autrefois le commerce de notre magasinier, je ramasse une gourde de cuir ayant résisté aux flammes, que je remplirai dès que possible. Sur un cadavre humain incontestablement non identifiable, je prends une besace de cuir elle aussi, dans laquelle je trouve un peu de monnaie et des titres de propriétés imbibés d'eau et par conséquent illisibles, titres que je laisse aux braises à proximité. La route d'Olona me paraît la plus judicieuse à suivre, et j'entame d'un pas las et non moins décidé ma marche. J'ai bon espoir de rencontrer un équidé en chemin, ou de croiser un honnête citoyen épris de compassion.

          Malheureusement je ne croise en chemin que des terres calcinées, dépouillées de toute vie et ce sur la vingtaine de kilomètres que je viens de sillonner. Je m'endors sur un sol par endroit encore fumant, et dont la faible brise soulève autant de poussières que se trouvent d'étoiles dans ce ciel qui se dérobe perpétuellement à mon regard, derrière des nuages qui peinent à se dissiper. A l'instar de la veille, une douce pluie matinale me tire de mon sommeil, et je note que mon estomac semble s'être accoutumé au vide qui le remplit. Je suis loin d'être arrivée à ma destination et vais devoir forcer l'allure, sans quoi je n'aurai peut-être pas de quoi me sustenter avant que la vie ne me quitte moi aussi. Déterminée, je ne relâche pas mes efforts et prie Ttocs de mettre sur ma voie un point d'eau qui ne sera pas pollué de bébés en lente décomposition. Je ne peux pas m'empêcher de me remémorer la vue de leurs petits corps déjà boursouflés par une journée dans l'eau rougit de leurs viscères, ni de leur odeur, cette odeur...

J'estime ma foi récompensée quand je repère à quelques mètres de moi un cheval qui se désaltère au fil d'un ruisseau. Mon cœur s'emplit de joie et ravigote les muscles de mes jambes qui me précipitent en avant. Près de deux jours après mon dernier repas, je savoure chaque lampée de l'eau fraîche qui ruisselle le long de mon œsophage. La monture convoitée, à ma gauche, m'observe avec stupéfaction, mais sans la moindre once d'anxiété. C'est seulement ma soif assouvie que je réalise être dans un petit paradis, caché au milieu du désert carbonisé traversé au cours de ces deux derniers jours, malgré les quelques soixante kilomètres que j'ai du avaler depuis mon départ. Je me laisse tomber sur le dos. Mes pensées étaient si sombres que j'étais incapable de voir que les nuages s'étaient finalement évaporés. Un soleil apathique est pourtant bien là, crevant maladroitement le feuillage touffu parsemé de l'éclatante floraison du cerisier sous lequel j'ai trouvé refuge. Je ferme les yeux pour m'imprégner du parfum exaltant que dégage ses fleurs, laissant mes doigts sillonner chaque tendre brin d'herbe. Je me délecte religieusement de ce temps de paix et de douceur jusqu'à ce que mon nouveau compagnon n'obstrue mes narines de son propre souffle. J'ai peu fréquenté de chevaux, mais je suis sûre qu'ils'agit d'une démarche avenante. Un léger grognement de sa part valide mon hypothèse. Il doit être aussi heureux que moi de ne plus être seul, et de ne pas se sentir menacé. Familiarisant, il me gratifie d'un coup de tête auquel je ne m'attendait pas, et pour lequel, de ce fait, je n'ai pas su encaisser le fugace effet assommant. Si je n'ai pas d'hématome demain, il sera question d'un miracle ! J'appose ma main sur son chanfrein, espérant lui faire comprendre que j'accepte de faire route avec lui, et par la même occasion calmer son entrain. Son comportement me fait dire qu'il doit être jeune, et la selle qui habille son dos m'informe qu'il est toutefois assez vieux pour être monté. Apaisé, il se dépêche de fouiller ma besace, manifestement en quête de nourriture. Je ris :
- Moi aussi j'ai faim mon beau, mettons-nous en chemin !

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant