Quelqu'un peut-il m'entendre ?

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Zachary Adamson laissa sa nuque retomber en douceur contre le cuir du fauteuil. Son regard fatigué considérait l'éclat mordoré du cognac qui tournait dans son verre, niché au creux de sa paume. Une goutte s'échappa quand sa main trembla, malhabile. La perle brillante jaillit au-dessus du rebord, demeura une longue seconde en suspens et redescendit lentement, très lentement.

Il leva ses yeux, ternis par la vieillesse, pour les tourner vers la baie vitrée où se profilait la Terre. À cette heure-ci, la villa orbitale dominait l'Asie endormie, ses vastes plaines plongées dans le noir, découpées au néon brûlant par les grands axes urbains et les mégalopoles démesurées. Déjà trois fois de suite qu'il avait eu l'occasion de contempler cet hémisphère. D'un soupir enroué, il s'avoua n'avoir que trop tardé.

Le vieil homme reposa son verre, si lourd au bout de son bras, et son dos craqua quand il se redressa de son siège incurvé. L'effort l'obligea à marquer une pause, une fois debout. La faible pesanteur ne suffisait plus à l'aider. Il gagna d'un pas traînant la vitre pour y admirer son propre reflet, net devant la silhouette enténébrée de la Terre. Ses mains noueuses resserrèrent sa cravate aux fils d'or, rajustèrent une dernière fois les plis de son costume noir, et plaquèrent sur son crâne ses cheveux blancs clairsemés. Il se devait d'être parfaitement présentable.

L'ordinateur l'attendait de l'autre côté du séjour. Ses doigts tremblants pianotèrent les premiers ordres sur le clavier du terminal. L'écran holographique s'illumina à l'aplomb du disque de projection ; des lignes de caractères, des barres de progression et des pourcentages d'avancement défilèrent les uns après les autres.

Il retira ses mains du clavier, orienta vers lui le minuscule micro qui saillait du vernis de la console puis attendit. Son regard impatient ne se détachait plus du curseur qui clignotait en bas de l'affichage. Une ligne s'éclaira enfin, lumineuse dans le vide de l'hologramme.

Quelqu'un peut-il m'entendre ?

Un sourire confiant étira ses lèvres sèches et creusa de petites fossettes dans les rides de ses joues. L'initialisation s'était déroulée sans accroc. Zachary se pencha vers le microphone, où il prit le temps d'articuler avec soin chaque mot, chaque syllabe. Il savait que c'était nécessaire, au début.

— Oui, je suis là. Où te trouves-tu ? Que ressens-tu ?

Le curseur clignota à nouveau sur une ligne vierge. Zachary crut lire dans ce long mutisme de l'hésitation, de l'incertitude. Quelques secondes puis la réponse s'afficha.

Je n'en suis pas certain. Une salle peu éclairée, peut-être. Les objets semblent esquiver mon regard. Je ne suis pas sûr de pouvoir bouger non plus. Je ne sens plus mes membres. Je crois être drogué.

— As-tu peur ?

Nouveau temps de réflexion. Trois lettres s'ajoutèrent dans l'air scintillant.

Non.

Zachary observa du coin de l'œil les diagrammes qui s'animaient au bord de l'hologramme. Les cent trente-sept degrés de personnalité qui définissaient la psyché, avec au-dessous les vingt-trois critères discriminants de l'état mental. Il ne mentait pas : la courbe de l'angoisse était plate, presque à zéro.

— Ce que tu ressens est normal. Tu évolues dans une hallucination produite par ta conscience. Ton esprit compense l'absence de stimuli réels.

Certaines lignes colorées du graphe émotionnel s'illuminèrent comme des lasers rubiconds. Autre pause, plus courte cette fois.

Un rêve, alors. Mais je reconnais cette voix... c'est la mienne.

— Oui, cette voix est la tienne, mais tu ne rêves pas.

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