Chapitre 3 : Suite 2

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Fradaë

Décidément, la glace du tavernier n'aide pas davantage à calmer la douleur qui irradie mon crâne. Je suis forcé de reconnaître que le vieux MAIFF cogne fort et juste, enfin...cognait fort et juste. Un regard jeté par la porte d'entrée grande ouverte me laisse entrevoir les corps gisant encore sur le sol.

- Ils vont les ramasser non ? Pensé-je à voix haute.

- Évidemment qu'ils vont les ramasser ! Tu crois vraiment que le Capitaine est assez débile pour laisser les cadavres de ses victimes au beau milieu d'une des principales rues d'une cité comme Olona ?

Belëoth se fiche clairement de moi, mais je suis trop fatigué pour rétorquer quoi que ce soit. Après tout, en quoi cela me concerne ? Bon...J'ai peut-être une part de responsabilité car sans mon entêtement rien de tout cela n'aurait eu cours, et pourtant, je n'ai tué personne moi !
La douleur lancinante qui germe dans ma tête est impitoyable ! J'ai toutes les peines du monde à organiser mes idées en quelque chose de cohérent. Sans cesse, le goût ferreux de mon sang imprègne mon palais pour mieux me rappeler la souffrance qui s'avère émaner de tout mon corps en même temps.

- Il est ici Docteur ! Indique le marchand.

Un jeune médecin, identifiable à l'étoile noire à trois branches tatouée sous son œil droit, s'avance vers moi. Ce signe permet de les distinguer facilement, de quelque région qu'ils soient. Lorsqu'ils étudient la médecine, seuls les contours de l'étoile sont tatoués. C'est au terme de six ans d'études au « Péromptaire », un fort où est enseigné et constamment étudié la médecine, que l'étoile est noircie.

Pour toute année validée, l'étudiant a une nouvelle marque dans son étoile. A la première, un point dans la branche du haut, à la seconde, un nouveau point dans la branche de droite, puis à la troisième, un point dans celle de gauche. Pour la quatrième année, un premier trait relie les deux premiers points, un autre trait reliera les deuxième et troisième points pour la cinquième année, et un dernier entre le troisième et le premier pour la fin d'études. Si l'étudiant valide sa grande évaluation de médecine, l'étoile est noircie, dans le cas contraire, il garde la marque d'un contour d'étoile, comblée d'un triangle. L'étudiant peut se représenter chaque année jusqu'à l'obtention de son étoile noire, mais chaque évaluation finale lui coûtera quatre-cents noxs d'argent.
Évidemment, s'il ne valide pas son étoile, il ne dispose pas du titre de « Médecin » mais de celui de« Pérompt ». Toutefois, bon nombre de citoyens, par moquerie, jalousie, ou par mimétisme des précédents nommés, les appelleront volontiers « Potaches ».

- Bonjour Monsieur, dîtes-moi tout ! Lance l'instruit.
- J'ai mal.
- Bien. Vous ne m'en voudrez donc pas si j'oublie de soigner un ou deux de vos bobos ?

Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne se laisse pas démonter malgré sa jeunesse ! Pour ne rien gâcher, il est plutôt agréable à regarder ! Si je n'avais pas une nette préférence pour les femmes, j'en aurais bien fait mon affaire !

- Je me suis fais casser la gueule, j'ai mal partout. J'espère que ces précisions vous aideront à n'oublier aucun de mes bobos !

Il serre les dents et débute son auscultation, entre observations, écoutes et palpations. 

- Vous n'avez rien de cassé ou fêlé...Mis à part peut-être votre amabilité et votre amour-propre n'est-ce-pas !

Petit connard...
Egal à lui-même et sur un ton sec et monocorde il poursuit :

- Je vous prescris un sachet de sauge épineuse des rocheuses, c'est coûteux mais vous en avez les moyens. Vous en prendrez deux tisanes par jour, une le matin et une le soir pendant une semaine. Un grand gaillard comme vous devrait vite être remit sur pieds !
- Et dans le cas contraire ? Demandé-je.
- Dans le cas contraire vous aurez le bonheur de me rémunérer une autre consultation pour une nouvelle ordonnance ! Ça vous fera 20 noxs d'argent. Voici votre billet ! Il y a une herboristerie dans le centre de la cité, près de l'entrée nord des canaux souterrains. Ils seront ouverts demain matin. Des questions ?
- Merci de vous être dérangé.
- Je ne fais que mon devoir de Médecin ! Messieurs ! Nous salue-t-il après perception de son dû.

- Les gens sont plutôt agréables ici ! Ironise Jispär.
- Pardon Messieurs, mais vous n'avez été exemplaires en la matière depuis votre arrivée dans la cité ! Répond Maître SAFRAL.
- Vous avez raison mon ami ! Ponctué-je. D'ailleurs nous avons tous besoin de repos !

          Le matin ne tarde pas à poindre avec notre nuit mouvementée, et le confort de ma couche n'aura pas permis de soulager mon corps endolori. Je ne vois qu'une solution à cela, un bain chaud ! Je passe mon pantalon de lin et me dirige vers le bar de l'auberge, où une serveuse m'enjoint de me rendre derrière le bâtiment. En ouvrant la porte du fond de la salle de restauration, elle me dit :

- Nous n'avons plus de baignoire ici mais une salle de bain avec un bassin d'eau chaude. Je crois me souvenir que vous n'êtes pas incommodé par la nudité...Des serviettes de toilette sont à votre disposition dans le sas par lequel vous pourrez entrer et sortir du bâtiment. Il s'agit de la longue cabane de bois, derrière le jeune pommier. Vous la voyez ?

La chaleur qui monte à ses joues me fait, malgré moi esquisser un sourire en coin. Il ne fait aucun doute qu'elle excelle dans la manipulation des hommes. Sans lui apporter davantage de considérations, je traverse prestement la dizaine de mètres qui me relie aux bains.
L'atmosphère du lieu est caniculaire, et la douce brûlure de l'eau de ce bassin, aux généreuses dimensions, est étouffante. Idéal pour apaiser mes membres fatigués. Affalé sur le petit banc de pierres scellé au bain, je me laisse aller à quelques rêveries. Indiciblement mes pensées vagabondes me ramènent à ma jeune et impétueuse paysanne qui s'ignore. A mesure que mes souvenirs s'éclaircissent, je sens un roc germer dans ma poitrine, et écraser mon estomac.

Bien que frisquet, il s'agissait d'un jour de printemps très ensoleillé. Je devais avoir vingt-trois ans lorsque je l'ai vue pour la première fois...D'aucun se serait fustigé qu'un jeune homme pose le regard sur une toute jeune fille, et pourtant, je n'ai jamais pu oublier cette journée.
Comme chaque année, les jeunes filles de treize ans effectuent un déplacement au couvent le plus proche pour suivre une journée d'enseignement moral. Les pénitentes leur apprennent tout ce qu'une femme doit savoir sur ses devoirs d'épouse, de mère et d'amante. Il existe le même procédé pour les hommes, cependant ces réunions ne sont pas dispensées par une pénitente mais par un pénitent. Les pénitents résident dans des paroisses, à l'écart des couvents. Chaque automne, l'un d'eux fait donc le tour des différents couvents pour distiller la bonne parole de Ttocs sur nos devoirs d'époux, de père et d'amant.

Notre rencontre fut brève, mais reste vivace dans mon esprit. La première chose que j'ai remarqué chez elle fut ses longs cheveux ondulés, puis son radieux sourire angélique, lorsque je lui ai restitué le châle qu'une bourrasque de vent lui avait dérobé. A cette époque, je n'avais pas le droit de lui adresser la parole, puisque je suis le fils d'une fille de fautive. Malgré tout, j'avais brisé cette règle pour quémander son nom, et avais du essuyer trois coups de nerfs de bœuf, pendant trois soirs consécutifs sans souper.
J'ignore encore pourquoi elle a eu, et a toujours, ce drôle d'effet sur moi. Ma grand-mère parle de coup de foudre passager. Moi je parle de destin. A travers sa timidité apparente, j'avais déjà percé à jour sa témérité, sa folie et sa soif d'accomplissement. Je savais que quoi qu'il advienne, je ferais n'importe quoi pour qu'elle soit mienne, et qu'elle réalise ce pour quoi Ttocs l'avait créée.

Tout cela, je suis aujourd'hui en mesure de lui offrir. Je sais au fond de moi qu'elle m'est destinée, bien qu'elle n'en n'ai jamais pris conscience. Charge à moi de le-lui faire comprendre et apprécier. A présent que Téphe n'est plus un frein, j'entends sérieusement occuper la place qui me revient.

Ravigoté, je sors promptement du bain, me sèche et m'habille efficacement, pour réunir mes compagnons de voyage. Nous nous apprêtons à franchir le seuil de la porte quand une voix masculine m'interpelle :

- Vous êtes pressé Monsieur LETRO ?
- Je me disais bien que cette voix condescendante ne pouvait émaner que de vous Capitaine ! Dis-je paré d'un de mes plus beaux sourires.

Sijah, attablé dans un coin de l'auberge, venait de vider son assiettes de son contenu. Il se lève :

- Je vous ai oublié hier soir Fradaë ! Tout comme vos comparses d'ailleurs...SOLDATS !

Une milice entre.

- Patrouilleurs ! Escortez ces messieurs à la caserne. Je vous y retrouve dans trente minutes. Cela vous donnera le temps de les laisser évaluer la salubrité de nos geôles !

Surfond de rires entendus des soldats qui nous empoignent, le Capitaine appelle l'une des passantes de l'auberge, et lui glisse quelques noxs entre les seins.

- Isolons-nous mignonne, tu sais pour quoi je paye, et tu sais aussi que j'exècre perdre mon temps. Je te conseille d'être efficace...que ces vingt minutes soient rentabilisées !

Les Sphères d'Ebesse                               Tome 1 - Épées forgéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant