35- Émoi

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Kila s'approcha du bus qui s'arrêtait devant l'abribus. Je retins Liam par la manche alors qu'il s'apprêtait à monter derrière elle.

— Liam, je ne crois pas que ce soit une bonne idée que tu viennes.
— Quoi, tu l'as entendue non ? Je peux venir.
— J'ai surtout entendu son avertissement... répondis-je en fronçant les sourcils.
— Arrête, tout va bien se passer ! conclut Liam avec un sourire rassurant tout en se défaisant de mon emprise.

Il monta la première marche du bus, puis redescendit promptement pour me donner un coup de coude dans les côtes.

— Putain, tu ne m'avais pas dit qu'elle était aussi canon ! me glissa-t-il à l'oreille avant de remonter.

Le rouge aux joues, je lui emboîtai le pas. Quel con... Pourquoi le lui aurais-je dit ? Et d'abord, pourquoi se figurait-il que je pouvais faire attention à ce genre de détails ? Renfrognée, je chassai le souvenir de l'écorce et m'installai à côté de lui. Il avait pris place près de Kila, je remarquai que la kanash avait la tête rivée vers l'extérieur. Le menton dans la main, elle regardait un horizon que je ne voyais pas à travers la vitre du bus qui démarrait sans hâte. Liam se pencha pour me chuchoter à l'oreille :

— Hyper canon...
— Arrête ! sifflai-je entre mes dents.

Si le détail lui avait échappé durant mes récits, je n'oubliais pas que Kila était capable d'entendre une plume s'écraser au sol plusieurs mètres à la ronde. Elle n'eut cependant aucune réaction notable. À quoi pouvait-elle bien penser ?

— Alors, tu viens d'où ? lança Liam sur le ton de la conversation.

Je me crispai sur mon siège. Liam ne connaissait pas le caractère sauvage de Kila. Je n'avais pourtant pas lésiné sur les détails de ce côté-là. En effet, dans ma version, la jeune kanash avait eu droit à tous les qualificatifs possibles : revêche, brutale, irréfléchie, têtue, irrespectueuse, inconsciente... Si j'avais eu une once d'honnêteté, j'aurais rajouté d'autres adjectifs à la liste, mais il était impensable pour moi de m'ouvrir à cette réalité. Je repoussais la culture kanash de toutes mes forces.

— Je suis d'ici, répondit Kila avec un sourire aimable qui me prit totalement de court. Comme toi, je présume ?
— Touché ! confirma Liam tout sourire. Au fait, super ton blouson...
— Ah ? s'enquit Kila. Merci.

Décontenancée, je les entendis faire connaissance aussi simplement que s'ils s'étaient rencontrés de façon naturelle. Ils continuèrent sur d'autres sujets triviaux, comme l'absence de pluie et d'autres, plus intéressants, tels que la maîtrise de la langue locale de Kila. Quant à moi, je demeurais exclue de leur conversation. Vexée, je ne fis aucun effort pour m'y intégrer et me murai dans un silence obtus. Le bus s'arrêta à l'abribus suivant ; il s'alourdit tandis que d'autres passagers montaient à son bord, puis reprit son trajet. Le chauffeur restait concentré sur sa conduite: nous nous rapprochions de la périphérie de la ville. Je reportai mon attention sur mes compagnons de route. Kila agissait de manière différente avec Liam, je découvrais un aspect de sa personnalité que je n'avais encore jamais vu. Avec lui, elle savait être agréable, réceptive, voire douce par moments. Pourquoi n'agissait-elle pas ainsi avec moi ? Nous nous arretâmes de nouveau, mais je ne prêtai aucune attention aux passagers qui descendirent du bus. Je glissai un regard en biais à Liam. Il semblait décontracté, comme à son habitude, et s'exprimait avec son aisance usuelle. Je lui en voulais d'être aussi à l'aise avec Kila. Cela n'avait pourtant rien de très suprenant en soi, il avait toujours été très sociable.

Le bus dépassa l'arrêt qui menait au 16, Kepling Street. J'entendis le rire saccadé de Liam lorsque Kila sourit à l'une de ses plaisanteries. Les yeux rivés sur mes baskets en toile, je réalisai que la plupart de mes fréquentations – aujourd'hui réduites au nombre de zéro – n'avaient pris naissance que par son biais. Ce n'était pas ma compagnie que les gens recherchaient, mais bel et bien celle de Liam. Je n'étais qu'une extension de lui, extension que l'on était forcé de supporter pour le fréquenter. Le véhicule de transport dépassa un autre abribus sans s'y arrêter. Je pris alors conscience que celui-ci s'était considérablement vidé. Hormis nous trois, il ne restait que quelques passagers, dont une femme et son enfant en bas-âge qui pleurait sans discontinuer depuis deux arrêts, deux hommes assis côte à côte qui ne s'adressaient pas la parole ainsi qu'une vieille dame dont la main gauche tremblotait.

— Mais non, je ne pourrais jamais faire ça ! répondit Liam, les joues roses.

Et le constat me frappa comme une volée de flèches. Liam avait toujours été sociable, en effet, mais c'était radicalement différent cette fois-ci. Il y avait autre chose dans son attitude. Comment passer à côté ? Je le voyais clairement, à présent. À sa manière de battre rapidement des cils lorsqu'elle lui répondait, à sa pomme d'Adam qui se déplaçait à chaque fois qu'il avalait sa salive, à ses mains qu'il gardait posées sur ses cuisses d'habitude si mobiles, à sa bouche qui se pinçait dès qu'elle lui souriait, je sus que quelque chose avait mué en lui. Il en pinçait sévèrement pour Kila.

Le bus freina dans un crissement de pneus qui me déchira les tympans et me projeta tête la première contre le dossier du siège situé devant moi. La bouche sèche, je restai prostrée contre le siège rembourré. Je n'avais pas eu mal, évidemment. Pas physiquement. J'entendis le rire neveux de Liam faire écho à celui de Kila ; mes mains se crispèrent contre le tissu rèche de mon jean. Kila ne m'appartenait pas. Pourquoi réagissais-je comme s'il venait de piller mon jardin secret ? À l'annonce de notre arrêt, je me levai sans réfléchir pour laisser le champ libre à mes deux bourreaux involontaires. Du coin de l'œil, je vis les lèvres rosées de Kila s'étirer en un sourire dévastateur en réponse à la voix de Liam que je n'écoutais plus : mon organe vital battait bien trop fort pour me permettre d'entendre quoi que ce soit d'autre.

Les tempes bourdonnantes, les mains moites, la gorge sèche et l'esprit dénué de toute faculté de réflexion, je les suivis néanmoins lorsqu'ils se dirigèrent vers la porte coulissante du bus. J'étais littéralement incapable de détacher mon regard de la kanash qui marchait devant moi. Je ressentais tout, je voyais tout, de ses courbes de femme à ses doigts effilés, de la chute de ses reins sur lesquels je m'attardai davantage que nécessaire, au timbre de sa voix qui résonnait gravement en moi... Je suivais Kila comme un marin charmé par la plus mystérieuse des sirènes. Impossible. M'arrachant à la vue de sa poitrine au prix d'un immense effort, je combattis l'éventualité de toutes mes forces. Ça ne pouvait pas être ça. Je me trompais sur toute la ligne. Il le fallait. Je ne pouvais pas être attirée par Kila. Pas comme ça. Je descendis les marches par réflexe et de la même manière, j'ignorai la douleur qui m'étreignit lorsque Liam effleura le bras de celle qui venait de faire voler en éclats toutes mes certitudes. La porte du bus se referma brutalement derrière nous.

 La porte du bus se referma brutalement derrière nous

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Kivari #1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant