LA VISITEUSE DU SOIR (partie 4)

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Elle oscille encore quelques secondes à mi-distance, assez près encore pour que je voie perler des gouttes cristallines dans les boucles de ses cheveux, puis elle se couvre la tête d'une capuche attachée à son long manteau noir, et s'esquive derrière un chêne.

C'est curieux, ce manteau... je ne l'ai jamais vue le porter avant...

La meilleure chose à faire, ce serait de retourner m'enfoncer dans mon fauteuil, dans la bibliothèque, en attendant la fin de l'orage, mais déjà je suis dehors, sans manteau, sans parapluie, sans rien, prêt à attraper la mort pour courir après un vieux reste d'obsession fanée. En l'espace de quelques pas, je suis trempé jusqu'aux os. Dans l'ombre de la capuche, on ne voit presque plus son visage. On dirait qu'elle m'attend. Quand elle me voit arriver, elle reprend sa course, mais doucement, très doucement, comme pour me laisser le temps d'arriver à son niveau. Le sol est boueux, je m'efforce de ne pas déraper. Elle descend vers le jardin, le petit jardin d'Esther, que ce déluge a dû entièrement ravager. On doit approcher de la fin, maintenant, car le rideau de pluie se fait plus fin, le vent retombe, et les éclairs ne font presque plus de bruit. Là-haut, en quatre ou cinq endroits, la voûte nuageuse se craquelle pour laisser apparaître d'épais pans de ciel mauve.

Nous atteignons le jardin, et quand je la rejoins, elle me tourne le dos, recroquevillée sur un parterre d'asphodèles qu'Esther a mis une énergie considérable à planter. Je n'ose pas imaginer ce qu'il en reste. Je m'arrête à un mètre d'elle, essoufflé. Maintenant que je suis là, avec elle, je me rends compte que je ne sais pas quoi lui dire. Il ne pleut pratiquement plus. Nous restons là un moment, sans un mot, elle à cueillir des fleurs, du moins à ce qu'il semble, moi à la regarder. J'aimerais tellement qu'elle se retourne, pour la voir au moins une fois de près. Peu m'importe, ensuite, que les balayeurs me règlent mon compte, ou que la pneumonie m'emporte.

Finalement, quand elle se relève et se retourne, je suis un peu déçu.

Ce n'est plus elle, ou si c'est le cas, le déguisement est affreusement réussi.

La femme qui se tient en face de moi a au moins cent ans de plus que moi. Lorsqu'elle enlève sa capuche, je constate l'étendue des dégâts. À côté d'elle, je fais figure de fringant jeune homme. Ses rides sont si nombreuses et profondes qu'on ne distingue plus ses traits, noyés dans l'enchevêtrement des sillons. Elle me sourit, et il y a dans ce croissant de lune édenté quelque chose de si foncièrement hideux que je ne peux m'empêcher d'y voir, sous le masque abject de la décrépitude, le signe d'une volonté sournoise et railleuse.

Elle me fixe avec une intensité presque menaçante, une sorte de curiosité à la fois irrépressible et amusée, qui fait que je me sens comme une espèce de gros insecte rampant qu'observe un enfant malicieux juste avant de l'écraser sous sa semelle. J'étais venu voir Cécile, et je me retrouve face à ça. Je ne suis même pas sûr qu'elle soit capable de parler.

Comme je me décide enfin à tourner les talons, elle laisse échapper un petit hoquet de surprise (feinte, j'en mettrais ma main au feu) : c'est Argus qui traverse le jardin et vient vers nous. Contre toute attente, il m'évite et va s'asseoir près d'elle pour se faire gratter derrière les oreilles. Grand bien lui fasse. Il en faut davantage pour me vexer.

S'il se comporte ainsi, c'est que cette vieille horreur n'est pas comme eux. Il ne se serait pas laissé apprivoiser si facilement. On dirait qu'il a toute confiance en elle. Pire : on dirait qu'ils se connaissent depuis toujours.

« Voilà donc le malheureux prince en exil dans sa tour volante, qui n'a jamais réussi à sortir du désert ? »

D'où est-ce qu'elle sort ça ? Le jour où Luron m'a raconté cette histoire, nous étions absolument seuls. Et nous n'avions pas vingt ans. Je ne l'ai racontée à personne depuis.

« Voyons, Lucien, vous aimiez cette histoire autrefois, elle ne vous parle plus ? Ou bien est-ce que c'est vous qui ne lui parlez plus ? Vous l'avez déjà racontée à Argus ? »

Elle essaie clairement de m'impressionner. Je cherche une réponse appropriée, mais ne parviens qu'à bredouiller quelques fadaises :

« Je ne comprends rien à vos salades, ma bonne dame. Faites attention à ce chien, il a les canines baladeuses.

— Ne vous en faites pas pour ça, il ne me fera rien. Il sait à qui il a affaire, le brave garçon. Ce qui n'est visiblement pas le cas de tout le monde.

— Oh, pardon, vous devez sûrement être la nouvelle pensionnaire dont tout le monde parle depuis trois semaines ! Excusez-nous, on avait oublié de dérouler le tapis rouge, vous savez, on a des trous de mémoire, ces temps-ci ! Et puis, à vrai dire, c'est qu'on est tellement serrés dans cette bicoque, on pensait que vous auriez le bon goût d'attendre que l'un d'entre nous ait cassé sa pipe avant d'emménager.

— Emménager ? Oh non, en aucune façon, merci, Lucien : moi, je suis seulement de passage.

— Ah, mais nous aussi, à proprement parler ! On n'est pas là pour très longtemps...

— Dites-moi, Lucien, vous sauriez me dire où est la gare ?

— La gare ? Bien sûr, vous en venez justement, vous ne l'avez pas vue, en passant ? Tenez, là-bas, derrière la fontaine, c'est là que le train s'arrête. Si vous courez, avec un peu de chance, vous pouvez encore attraper le rapide de huit heures moins le quart !

— Merci, mais ce n'est pas pour moi, c'est pour un ami. Il a pris le mauvais train, il y a longtemps, et ce soir, après l'orage, il va avoir une seconde chance. C'est bien que la gare soit juste à côté, il n'aura pas à aller bien loin.

— Vous ne vous êtes pas trompée de montagne ? Parce qu'ici, on n'est pas très voyages...

— Ce voyage-là, il ne voudra pas le rater. Croyez-moi. C'est bien le Château d'Urgis ? »

Tout à coup, je me sens fatigué, terriblement fatigué. Tout ce que j'ai vraiment envie de faire, c'est lui demander pourquoi elle avait le visage de Cécile tout à l'heure, et je suis là, à faire de l'humour de bas étage, sans trouver moyen de poser la question qui me brûle la gorge.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant