MYSTÈRES DU CHÂTEAU D'URGIS (partie 4)

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Argus était occupé à racler le parquet au niveau de la lamelle descellée, qu'il s'efforçait d'arracher avec les moyens du bord. Sans doute avait-il flairé quelque chose d'intéressant en-dessous. Conscient que ce qui est intéressant pour un chien ne l'est pas forcément pour tout le monde, je me suis tout de même décidé à lui donner un coup de main, car après tout, il m'avait rendu un grand service. Entre nous, c'était donnant-donnant. Après m'être mis à genoux (ce qui avait déjà pris une bonne minute) j'ai calé le manche de ma canne sous la lamelle défectueuse, de manière à en faire un levier pour l'écarter davantage du parquet (« Ha ! Ça, tu ne sais pas le faire, hein ! », ai-je lancé en réponse à son regard envieux), et au bout de quelques efforts, elle cédait dans un claquement sec.

Je m'étais attendu à trouver un os, ou quelque autre relique suscitant habituellement la convoitise canine, mais ce qui se trouvait sous cette lamelle m'a pris au dépourvu. Enveloppé dans un vieux carré de tissu, l'objet avait à peu près la forme et la consistance d'un livre. Curieux choix de rangement, avec toutes ces étagères à proximité. Intrigué, je lui ai ôté son emballage. Il s'agissait d'un petit carnet manuscrit, sans titre en couverture. Sa cachette l'avait efficacement préservé de l'humidité ambiante. Les premières pages étaient blanches, mais en les feuilletant j'ai fini par tomber sur quelques mots :

Récit de mon voyage vers l'île des Solymes

et pensées sur la Fontaine

Octave, comte d'Urgis

Une vague de chaleur m'a traversé la poitrine. La surprise, passé un certain âge, devient une sensation si rare que le choc, quand on l'éprouve, en est décuplé. Je venais de retrouver le livre de chevet de mes quinze ans, celui-là même qui avait passionné, en son temps, toute une génération, et qui avait fait rêver d'immortalité – à tort, malheureusement –l'humanité entière. En plus, je tenais dans mes mains non pas une copie quelconque d'une édition imprimée, mais l'original, rédigé de la main même du comte. Quoi de plus logique, en vérité, puisque je résidais à présent en sa demeure ? Cet homme, que j'avais tant admiré à une époque, m'était devenu plus cher encore dans mon exil, quand la désastreuse guerre contre les Solymes avait retourné l'opinion publique contre lui. Le sauveur universel était alors devenu le traître absolu, et s'était retiré dans son Château pour y mener une vie recluse, mythomane, hypocondriaque, conduisant d'improbables expériences sur cette eau soi-disant miraculeuse qu'il était allé chercher à l'autre bout du monde, et qui ne l'a finalement pas empêché de vieillir.

Pendant la guerre et les années qui l'ont suivie, bon nombre de miséreux et d'aventuriers en tout genre se sont présentés aux portes du Château, curieux de rencontrer le grand découvreur de la Fontaine de Jouvence, et de goûter ce liquide aux vertus si particulières qu'il prétendait avoir ramené de son expédition. Rares étaient ceux, toutefois, à qui il accordait le privilège d'en boire quelques gouttes. Son refus opiniâtre de le partager ou de le commercialiser lui a d'ailleurs valu de féroces inimitiés, et même plusieurs tentatives d'assassinat. Peut-être est-ce là ce qui explique sa disparition prématurée.

La dernière fois que j'ai lu ce livre, je devais avoir une vingtaine d'années. J'ai dû le laisser derrière moi, comme tous les autres, lorsque j'ai quitté mon pays. Le relire maintenant constituera une autre forme de cure de jouvence, à défaut de mieux. Après avoir copieusement récompensé Argus de sa trouvaille, j'ai glissé le petit carnet dans ma poche, et nous sommes ressortis.

Je ne le laisserai pas dans le tiroir de ma table de chevet. Je le garderai sur moi en permanence, même la nuit. S'ils le veulent, celui-là, ils devront me l'arracher des mains.

AGRAVELLE (PUBLIÉ CHEZ INCEPTIO ÉDITIONS 2019)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant