Rod Trip

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Nous descendîmes en momies puantes au Manoir d'Outre Mer, sans aucune frénésie, ce qui peut sembler véreux. Il ne s'agissait guère que d'un bal organisé entre notre honneur, et en l'honneur des nouvelles recrues de toute la région, une région diablement éloignée de toute étendue d'eau salée. Nous serions une centaine, accompagnés de nos maîtres. Les vampires ne drainaient pas autant la foule que ces satanés zombies : nous étions loin de la prolifération, malgré des chairs tout aussi pourries. Mais, avant cela, nos maîtres nous enlèveraient nos bandelettes afin que nous puissions prendre le grand bain de purification, que j'imaginais tout à fait immonde : je me revoyais plonger dans cette mare à cadavres, laquelle me poursuivait jusque dans mes cauchemars ! J'y voyais ma famille toute entière, ainsi que Babette, délestés de leurs membres, flottant comme des morceaux de bœufs dans un Bo Bun à la fois gluant et peu appétissant.


Nous portions, sur nos bandelettes, des costumes d'autrefois légèrement modernisés, afin de ne pas trop faire vieille époque, des étoffes synthétiques toujours mais beaucoup moins de dentelle : après la colère noire de mamie, difficile de lui en subtiliser davantage. Je lui ai emprunté un vieux napperon qui trainait, lequel pendouillait légèrement de ma poche de veste pour un effet pas franchement ébouriffant, mais diablement original. Babette désapprouvait, elle faisait sa mine renfrognée des plus mauvais jours : je ne savais pas ce qu'elle avait, elle était aussi sèche qu'une professeur d'Allemand, aussi froide qu'une nonne ménopausée, muette comme une tombe sans épitaphe. Pas un sourire, rien ! Elle répondait à mes questions de façon expéditive, sur un ton que je trouvais presque agressif. Je mettais cette antipathie furtive sur le coup des bandelettes : c'est vrai que nous étions à prendre avec des pincettes ainsi emmitouflés, étouffant dans la puanteur et quelques résidus de démangeaisons qui éclataient parfois sur nos peaux comme des boutons de moustiques. Se coltiner le voyage avec elle était un réel supplice.


Manifestant mon besoin d'uriner, nous nous arrêtâmes sur une aire d'autoroute assez sordide, plongée dans une obscurité inquiétante, ce genre d'endroit un tantinet coupe gorge avec, comme seul décor, un lampadaire, une table pour pique-niquer et des toilettes, éclairées elles aussi par lumière capricieuse, épileptique, manquant de rendre l'âme. Aucun point de vente, le désert. Un petit bois, à quelques mètres, n'invitait pas à la promenade. Je voyais deux ombres masculines s'y faufiler puis, contre un tronc d'arbre, l'une d'elles s'arcbouta en gémissant tandis que la second ne se fit pas prier pour la... sodomiser. La sodomiser ! Je n'avais pas la berlue ! Mon odeur, sans doute repoussante vu les regards désapprobateurs que j'ai collectés en mettant le pied dehors, ne semblait pas les déranger, pas plus que les effluves tout aussi agréables qui émanaient des toilettes turques, parfumant délicieusement l'air. Afin que ces deux hommes ne me remarquent pas, je me glissai furtivement dans les toilettes pour handicapés, bien plus humaines. Une précaution valant mieux que zéro, je m'y enfermai à l'aide de ce verrou poisseux, décryptant tout en urinant un monde de petites annonces toutes plus sordides les unes que les autres, un véritable sanctuaire en l'honneur de la gaudriole et de la débauche. Il m'était de nouveau possible de rire sans souffrir mais je préférais étouffer mes réactions, afin de ne pas trop attirer l'attention sur moi.

Malgré cette distraction d'un goût fort douteux, je n'aimais pas l'ambiance de ce lieu. En l'espace d'une semaine, j'étais devenu méfiant, peureux : une vraie lopette ! Mais pas au point de palper une tige, à part la mienne peut-être, mais je n'osai imaginer à quoi elle pouvait ressembler ainsi congestionnée. En effet, j'évitai soigneusement de la regarder lorsque je la sortais, le temps de vider ma vessie.

Je m'apprêtais à prendre la poudre d'escampette quand j'eus, pour la énième fois, la peur de ma vie : un homme haut de deux mètres se tenait devant moi, à peine la porte ouverte. Il me dévisagea d'un œil circonspect, puis, tout en me fixant avec une assiduité suspecte, il me gratifia d'un sourire à coller les miquettes, retroussant ses lèvres fines d'une façon fort curieuse plusieurs fois, comme s'il formait un crachat. Il me dit bonjour, s'excusa, puis disparu dans ce petit sanctuaire, me laissant derrière la porte, le cœur battant, soufflant enfin.

Muscat, Dentelle et CrucifixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant