XIV ● Maman ne viendrait pas.

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Louis fixait depuis de longues et lasses minutes la tâche sombre qui se découpait sur le mur blanc de la chambre. Ce n'était pas la chambre qu'il occupait d'habitude. Il reconnaissait cette pièce, il était amené ici à chaque fois que les voix le poussaient à lever la main sur des infirmiers. Il était habitué à présent, cette pièce nouvelle et froide ne lui faisait plus peur.

Alors qu'il se concentrait dessus, la marque noirâtre s'élargissait de plus en plus, finissant par s'échapper du mur pour donner une informe masse de fumée noire qui devait faire plus ou moins sa taille.

Ce n'était pas la première fois que Soragh venait lui rendre visite à l'hôpital. À chaque fois – ou presque – qu'il se réveillait dans cette chambre, elle était là pour lui tenir compagnie. Elle venait aussi le visiter dans ses rêveries, lorsqu'il s'échappait loin de l'hôpital. Au début, elle l'avait effrayé, avec ses grands bois de cerfs de part et d'autre de sa tête, et c'était la raison pour laquelle il l'avait prénommée ainsi. Soragh. Un nom brut et sauvage, qui lui inspirait une angoisse sourde et infondée, mais qu'il affectionnait pourtant sans vraiment parvenir à savoir pourquoi.

Maintenant, Soragh ne lui faisait plus peur. Elle était même presque devenue son amie ; c'était la seule qui venait le voir sans faute et sans retard, et ce plusieurs fois par semaine. Elle s'en allait parfois sans dire au revoir, mais elle revenait toujours. Louis savait qu'il pouvait compter sur elle, et qu'elle ne l'abandonnerait pas.

Le nuage de brume qui la composait continuait de se mouvoir, et se muait peu à peu en une forme presque humaine de plus de deux mètres de haut. Il discernait sa tête, ses longs bras qui pendaient le long de son corps fin. Deux larges excroissances semblaient pousser de chaque côté de sa tête, pour donner une imposante ramure. Elle ressemblait à un fantôme se promenant au milieu de l'épaisse fumée noire d'un incendie.

– Je veux voir maman, dit Louis à son intention.

Sa bouche était pâteuse, sa langue gonflée semblait comme ankylosée, mais pour une fois il ne buta pas sur ses mots en les prononçant à voix haute.

Il savait qu'elle l'entendait. Il en était certain. D'ailleurs, il s'était décidé à ne parler qu'à elle ici, à l'hôpital. Elle était la seule qui daignait lui accorder de l'attention et l'écouter vraiment. Elle était la seule qui le comprenait.

Assis sur ce qui lui servait de lit, adossé au mur, face à elle, il l'observait. Les deux trous dans l'épaisse fumée noire de son visage étaient tournés vers lui. Elle le regardait avec un silence triste et mort, et de son côté il fixait ces yeux inexistants.

– Elle va venir aujourd'hui ? demanda Louis, bien que la réponse lui semblât évidente.

Comme pour confirmer ses pensées, Soragh secoua lentement sa grosse tête brumeuse de droite à gauche. Maman ne viendrait pas. Cela faisait longtemps qu'il ne l'avait pas vue, plusieurs jours. Soragh leva son bras droit et la fumée se déplaça pour former une main et trois longs doigts un peu effrayants, pointés vers le plafond bas de la chambre comme trois branches fantomatiques d'un arbre qui aurait perdu ses feuilles à cause du froid et de la tristesse de l'hiver.

Trois. Trois jours que maman n'était pas venue le voir, elle avait raison. Trois jours passés dans la solitude. Enfin, non. Pas vraiment dans la solitude complète. Soragh était là, elle. Soragh était, et serait là pour lui. Toujours.

– Elle me manque, confessa-t-il au spectre qui le dévisageait en silence de ses orbites vides.

Il n'obtint aucune réponse de sa part, aucune réaction. De toute façon, qu'aurait-elle pu dire, ou faire ? Elle n'allait pas le réconforter. Louis voulait voir Maman, mais ça n'était pas son problème. Soragh n'avait pas de problème. Soragh était libre, libre comme l'air.

Louis haussa mollement les épaules face à cette indifférence.

L'amas de fumée sembla grésiller un instant. Trembler. Crépiter. Pâlir. Se disperser imperceptiblement.

– Tu t'en vas déjà ? demanda-t-il avec la petite voix fragile d'un enfant.

Il ne voulait pas qu'elle s'en aille, même s'il savait qu'elle n'en avait pas pour longtemps. Il ne voulait pas être seul, pas aujourd'hui, pas maintenant.

Soragh hocha lourdement sa tête, comme si son étrange ramure pesait une tonne, et elle leva de nouveau sa main dans les airs. Cette fois-ci, ce ne furent pas trois mais six longs doigts qui se dressèrent vers le plafond et s'agitèrent quelques secondes. Elle lui disait au revoir.

– Au revoir, alors.

Louis se leva, déçu et résigné, et s'approcha d'elle de quelques pas, jusqu'à être à ses pieds. Elle le dépassait d'au moins une cinquantaine de centimètres.

Avec un peu d'appréhension, il leva les bras et les plaça en silence autour du corps de fumée. Il la sentit envahir tout son être. Elle dégageait une odeur de brûlé et de mort, mais qui, bizarrement, ne le dérangeait pas. Cette odeur lui était devenue familière, et elle l'apaisait.

Soragh referma à son tour ses bras autour de Louis de façon protectrice. Comme Maman le faisait pour le bercer lorsqu'il était enfant et faisait un cauchemar. Aujourd'hui, il faisait souvent des cauchemars, mais Maman n'était plus là pour le réconforter à son réveil.

Enveloppé dans cet amas noir, il avait un peu froid. La fumée lui emplissait les narines, les poumons, mais il se sentait bien. En sécurité.

Oui, certainement pour la première fois depuis qu'il était à l'hôpital, il se sentait en sécurité. Presque heureux, même. Il ne voulait pas serrer Soragh trop fort dans ses bras, de peur de faire disparaître sa seule amie ici.

La fumée retomba lentement vers le sol et sembla s'infiltrer entre ce dernier et le mur en face de lui. En quelques secondes, elle avait entièrement disparu.

Louis était de nouveau seul. Seul, debout au milieu de cette chambre triste et vide.

– Reviens vite, chuchota-t-il au béton froid sous ses yeux. Je t'en supplie, reviens vite. Ne me laisse pas.

- ○ -

Hey hey hey !

Introduction d'un nouveau personnage, ma petite Soragh. Louis et elle sont définitivement mes personnages préférés. [D'ailleurs, quels sont les vôtres ? :)]
Enfin, je dis introduction, mais ce n'est pas si vrai. Recherchez dans votre mémoire, vous avez déjà croisé ce fantôme de brume aux bois de cerf ;)
Qu'avez-vous pensé de ce chapitre ? Encore une fois, j'ai l'impression de vous présenter une nouvelle facette de Louis. Vous commencez à le connaître de mieux en mieux :))

Allez, je vous dis à samedi prochain !
Portez vous bien xx

AlogieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant