Cérémonie Cinglante

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Trois disciples momifiés, répondant à l'appel de la Chapelle, posèrent leurs fesses sur les bancs rudes, oppressante caresse. Babette, droite comme une sculpture, figée dans une attitude de sphinge, Miranda, statufiée tout court, les yeux remplis d'une certaine tristesse. Au milieu, un garçon au champ de vision découpé par de sinistres bandelettes, accablé toujours par cette sollicitation corporelle qui impose le désir même de se trancher la peau, à grand coup de râpe à fromage. Or, la cérémonie menaçait de commencer : Gustavio apparut dans une soutane moirée, fendue d'un crucifix inversé, que son corps musculeux - mais toujours disproportionné - mettait en valeur, au bonheur des dames. Il était suivi de Gontran et Bertrand qui défilaient têtes hautes, dans des justaucorps noirs, avec une synchronie parfaite, chorégraphie militaire.


Gustavio se tint devant nous, ignorant la cathèdre, supposant une domination, ce que je trouvai fascinant : il était distinct, de par son habit, mais parmi nous. A mon sens, la symbolique était forte. Jamais l'envie de devenir vampire ne fut aussi forte ! Babette, encore une fois, avait tout compris. Cet envoûtement, une partie de moi la redoutait, mais rien ne le rejetait : j'étais conquis, à la solde d'un symbolisme un tantinet sirupeux. Je ne perdais pas de vue que les épreuves traversées, redoutables et violentes, laisseraient une trace sur nos consciences, que nos réactions, nos désirs, nos doutes, tout était multiplié par la mort et l'étrangeté dérangeante de la soirée : nous n'étions plus tout à fait nous-mêmes, nos perceptions, nos sensations, étaient non pas altérées, mais démultipliées.


« Mes amis, il est l'heure enfin de vous adouber. Non sans fierté, je vous proclamerai vampire. Après avoir lu le poème initiatique qui scellera votre appartenance à notre caste millénaire, Bertrand vous marquera à jamais et ce ne sera plus qu'une question de jour avant que nous soyez opérationnels. Une fois l'empreinte apposée sur votre corps, un maître vous choisira. Vous devrez l'écouter pour votre propre bien : les premières années en tant que vampires sont les plus difficiles, les plus douloureuses. Que ce que Gontran, Bertrand ou moi, nous sommes centenaires voire millénaires, nous avons de l'expérience et nous vous formerons.

Dans sept ans, si vous faites honneur à votre rang, vous deviendrez également des maîtres en puissance et vous pourrez adouber de jeunes recrues aux quatre coins du monde. Car nous, les vampires, sommes partout présents, organisés en castes. Mais laissez-moi vous réciter le poème clé, celui qui vous intronisera et vous expliquera la vision du vampirisme, sa quête et son monde. »


Gustavio retint alors son souffle, nous galvanisant : même la flegmatique Miranda semblait boire ses paroles. Fort d'une diction impeccable, il déclama les vers suivants, moult alexandrins que la fatigue et les démangeaisons m'empêchèrent d'analyser mais qui m'apparurent intéressants, parce qu'ils énonçaient sous un verni précieux cet infini vers lequel nous étions censés tendre, un idéal sans spleen. Sans vouloir m'étendre sur la question, je trouvais la lecture de Gustavio très méticuleuse, puisqu'il prononçait non sans application les e-muets et ceux qui ne l'étaient pas, cela dans une diction plus claire que ceux des enfants traumatisés qui déclament des poésies, aphones devant le bureau de maîtresses despotiques.


Voici le poème en question, qui ne souffrait pas de l'inutilité d'un titre ronflant :

Soyons fiers de montrer l'Absolue Volonté
Celle des hommes qui défient l'Eternité
Prêts à tout recevoir : et le Don, et la Marque !

Soyons fiers de former cette élite nouvelle
Qui survivra au monde et aux limbes cruels
Formant avec leurs maîtres, aube d'un nouvel arc,
Cette ère de paix réelle - Ô nature en émoi !
Que les métamorphoses apportent cette joie
De vadrouiller au sang, d'en recueillir les sucs,
D'emplir les calices pour nourrir Le Grand Duc.
De l'être minuscule au monstre innervé,
L'homme sera pillé - malheur au dépravé.
Un jour nous rejoindrons de nouvelles recrues
Avides de savoir, nous les mangerons crues !

*

Ainsi se fait la chaine, à l'aube des demains
Nos femelles stériles, gouvernant nos maisons
Rejoindrons le grand Duc au loin dans l'horizon
Quand le million atteint, naîtra le Parchemin.


Un parfum de Nostradamus planait sur ces alexandrins trop cryptiques pour leur propre bien. Gontran sortit alors un synthétiseur bon marché d'une taille fort modeste et joua un air d'orgue avec des sonorités un tantinet contrefaites, lequel fit, cependant, son petit effet grâce à cette acoustique merveilleuse, forte d'échos grandiloquents. Quelle grâce ! Quel transport ! Gontran, finalement, était plein de surprises. Je me demandais si l'apprentissage du synthé faisait partie de l'initiation au vampirisme, auquel cas je serais prêt à poser ma candidature afin qu'il soit mon maître. Hélas, cette parenthèse doucereuse prit fin : Bertrand, fendu d'un rictus sadique, vint à nous avec une plaque en métal peu rassurante.


« Mes chers disciples, claironna-t-il dans des aigus à faire pâlir Jimmy Sommerville, il est tant d'apposer sur vous la Marque ! Je ne vous mentirai pas en disant que ce n'est pas indolore mais vous avez fait l'apprentissage de la douleur sous toutes ses formes pendant ces trois épreuves. Considérez l'empreinte comme un baiser féroce. Rien de plus. La douleur sera vive, mais temporaire. »


Un peu comme lors d'une sodomie, non ? Je craignais le pire, quand bien même les bandelettes empêchaient tout accès à mon anus. Mais cette plaque en métal, froide et impersonnelle au possible, n'invitait pas à se détendre le sphincter : elle avait son poinçon, plutôt proéminent. Elle était - nul doute possible - destinée à perforer la chair. Nos chairs. Pour y laisser une marque indélébile, aussi débile qu'un tatouage, avec une valeur symbolique, initiatique, réelle.


« Montrez-moi vos pieds, s'excita Bertrand, au ton si emporté qu'il ne laissa pas planer le doute quant à ses accointances avec le fétichisme. »


Par chance, il fonça sur Miranda, qui n'eut pas le temps d'amorcer un mouvement de recul et offrit à contrecœur ses pieds, ô combien négligés pour une princesse : manucure ratée, proportion des orteils à revoir, la plupart étant incurvés, une dysmétrie fatale, fœtale. Mais Bertrand n'avait pas l'air friand de ces détails importants à mes yeux - la perfection du pied étant un graal absolu à mon sens. Il s'empara de ce moignon de basse extraction et placarda méticuleusement, avec une lenteur sadique, la plaque de métal dessus, ce qui fit hurler Miranda, dont les doigts se rétractèrent aussitôt - à moins que ce ne fût des années de pratique au Cours Florent. Impossible de voir à quoi ressemblait la marque dans cette mare de sang.

Tétanisé à l'idée d'être le prochain, je fus fort aise de constater que Babette eut la primeur de passer au second tour. Elle offrit son pied, bien plus sensuel - mais pas irréprochable - à Bertrand qui la marqua, le plus machinalement du monde. Pas un cri, pas un mot ; la maîtrise totale. Pourtant, je n'étais pas dupe : son corps s'est raidi d'un coup, formalisant une douleur atroce. Babette était coriace au-delà de mes suppositions ! Pas un sursaut, pas une onomatopée : une rigueur absolue, un mental à toute épreuve.

J'imaginais le pire, aussi, quand Bertrand vint à moi, me gratifiant d'un sourire extra large. Ciel... je n'en menais pas large, loin de là. Je lui offris mon pied à moitié, qu'il caressa langoureusement malgré sa léprosité avancée. Il me prodigua maintes caresses suspectes avec ce métal froid qu'il baladait tranquillement sous ma voûte plantaire, jusqu'à ce que, d'un coup sec, vif, je ressente la piqûre immonde : ma chair, balafrée, s'ouvrit et, de cette ouverture qu'il s'acharnait à étirer, il traça lentement un symbole dont j'ignorais la géométrie : la Marque. La souffrance était extrême, un véritable calvaire plus qu'un sacerdoce. Mes yeux, embués, enfoncées de piques, éjaculèrent des larmes salées. Mon corps ébranlé fut le théâtre de toutes les tortures ! Diantre, ce n'était pas le Cours Florent. L'Enfer de Dante n'était pas loin tant j'agonisais sévère, debout dans la chapelle, soumis aux affres de la douleur, au feu cruel de ce tatouage d'esclave moderne. Mais le supplice fut de courte durée : il n'eut pas le temps de finir son tracé que la porte de la chapelle vola en éclats d'un coup, dévoilant trois hommes déterminés, armés de revolvers.

Muscat, Dentelle et CrucifixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant