Suite à une visite au Clos Lucé
Lorsque tu te promènes dans une ville ancienne
Dont tu connais l'histoire d'illustres habitants,
Les voies-tu, comme moi, arpenter les ruelles
Dans leurs habits d'hier tels de simples passants ?
Je les voyais marcher dans les rues de Florence,
Vaquant à leurs affaires durant la Renaissance,
Réalité rêvée bien visible à mes sens
Avec, entre nous deux, six siècles de distance.
*
C'est comme dans le tableau pastoral de Poussin
Où trois hommes et une femme qui voyageaient sont peints
Autour d'une pierre tombale perdue en Arcadie :
D'après son épitaphe, on meurt en utopie.
Partout où nous allons, notre trépas nous suit,
Comme dans la légende mésopotamienne
Qui conte qu'un marchand de Bagdad avait fui
La mort vers une ville qui n'était pas la sienne.
Nous nous retrouverons face à face avec elle
Car lorsque nous fuyons, nous la fuyons vers elle
Et lorsqu'on s'en détourne, en quelque lieu qu'il soit,
Elle nous attend toujours en notre Samarra.
*
Je comprends qu'on ait peur de la voir par surprise
Surgir au coin d'une rue, d'une seconde perdue,
Alors que personne n'en peut vaincre l'emprise
Et qu'on peut regretter des occasions perdues.
Les tentures médiévales ont tissé dans les champs
Des rondes squelettiques de macabres danseurs
Surmontées par la maigre figure d'un faucheur
Qui de sa faux moissonne comme du blé nos ans.
Mais loin d'être l'aragne qui dans l'ombre tapie
A tissé un filet pour la proie qui frémit
C'est la face cachée d'une obole à Charon :
Invisible à notre œil tant que nous la tenons,
Rien à notre existence tant que nous l'ignorons,
Terrible quand elle frappe un être qui nous est cher,
Juste quand elle enlève un méchant de sur Terre
Et douce quand on en cherche la lueur à l'horizon.
*
« Souviens-toi que l'on meurt » : c'est comme une chanson
Le memento mori à chaque inspiration
D'air qui me consume lentement les poumons
Et de la nourriture qui est aussi poison...
Plusieurs milliers de fois déjà mon corps entier
De cellule en cellule s'est renouvelé ;
À l'instant où j'écris est-ce moi qui suis morte
Ou bien suis-je vivante ; en même temps, qu'importe ?
Mon esprit, sous l'afflux de nouvelles idées,
Lui-même a disparu parce qu'il a changé.
Bien qu'il plaise à Descartes d'adorer la pensée
Le « je » n'existe pas, sauf en un temps donné.
*
Et quand je me promène dans un ancien village
Où un homme d'autrefois aux multiples ouvrages
Est venu rédiger ses toutes dernières pages
Et déposer en terre le fardeau de son âge,
Quand mon pied se pose, arpentant le passé,
Dans l'empreinte effacée que son pas a laissée,
Je le vois circuler quand moi-même je le fais,
Dans ces mêmes chemins qu'il aimait emprunter.
Je me regarde donc traverser son fantôme
Alors que son esprit est encore bien vivant
Par la force du mien qui en refait un homme
Alors que sa dépouille n'est plus depuis longtemps.
Nous vivons tous à l'ombre d'une forêt de morts,
Nous sommes les cadavres qui vivent encore,
Les spectres qui nous hantent se nourrissent de nous
Comme nous en sommes nés quand ils étaient debout.
Je m'assois sous les branches d'un chêne immense en fleurs
Là où il s'asseyait à l'ombre d'un buisson
Et ce mort que j'invoque certes me tire des pleurs
Mais de joie, car alors nous coexistons.
