L'Engeance Carnivore

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De retour sur la terre ferme, gluant comme pas deux, sentant la putréfaction à plein nez, je ne désirais plus qu'une chose : oublier cette épreuve immonde, la consigner dans les recoins les plus reculés de ma mémoire, que cette mémoire cède, enfin, aux turpitudes de l'oubli. Adieu souvenirs maudits ? De telles horreurs peuvent s'incruster dans les sillons de vos rêves, les transformant en cauchemars, dévorant ainsi vos nuits. Le rôle de l'inconscient est de nous dévoiler sans cesse jusqu'où nous avons été inconscients. Or, j'avais d'autres chats à fouetter que de penser à l'après : j'avais cette carte d'identité à remettre mais, contre toute attente, alors que je barbotais dans cette fange puante, l'histoire - façon de parler - avait continué sans moi : souillé d'hémoglobine, Ezéchiel ne bougeait plus, ce qui me glaça les sangs.

Je n'étais visiblement pas le seul à ressentir quelque chose face à ce décès inattendu. Nous étions tous contrariés par la mort d'Ezéchiel, que nous ne quittions point du regard : tête inclinée, striée d'un flot de sang, les yeux révulsés, figé dans un silence d'une étrangeté absolue, il nous invitait presque à chanter ses louanges. Lui qui, par son attitude, suggérait le bruit, n'était plus qu'un cadavre désuet, tout juste bon à alimenter la piscine infernale. Miranda n'en faisait pas grand cas : à peine quelques regards, elle savourait tranquillement sa victoire en caressant son crucifix. Dans le regard de Babette, je discernais une certaine forme de tristesse. Quant aux vampires, ils avaient sans doute perdu là une recrue vorace, toutefois, Gustavio semblait heureux de voir Miranda dans le peloton de tête, - pour mieux la peloter ? Ses yeux luisants voyageaient sans cesse entre les deux silhouettes féminines des amazones.


De mon côté, je me sentais nettement mieux depuis que je possédais enfin le sésame : dans ces marécages puants, coincé par un amas putrescent et composite, j'ai eu tout le temps de réfléchir et de me décider. Je n'avais point bravé tous ces dangers pour rien : il était temps de vivre un rêve d'enfant, à défaut de pouvoir me dessiner un rêve pour cette vie bien trop blême, blafarde même, comme le teint d'un supposé vampire. Je n'avais plus à être victime de cette génération désenchantée, qui nous veut consommateur, à vivre les yeux éteints, gavés de distractions, celles qui nous éloignent tant de l'abîme. Je pourrais plier le destin, la matière, devenir quelque chose, et par ce chemin tortueux, devenir enfin quelqu'un, ne plus barboter dans un bassin d'habitudes nauséabondes.

Ce plongeon dans l'abjection m'a permis de réaliser cela et, plus que jamais, j'étais prêt. Me voilà donc en train de remettre ma carte d'identité à Gustavio, au grand plaisir de Bertrand qui me reluquait : trempé par la mixture immonde, il semblait trouver mon corps à son goût, ce qui ne me fit pas frémir outre mesure. Après ce que j'avais vécu, plus rien ne me ferait peur ; c'est plutôt lui qui rirait jaune si d'aventure il venait à me chercher.


Il s'avança vers moi, lentement, se fendit d'un sourire narquois ; ses iris brillaient, constellés de diamants - les diamants sont les meilleurs amis des... gens précieux.


« Je peux, maître ?

- Fais comme il te plaira, tu l'as mérité, répondit Gustavio d'une voix si douce qu'elle ne paraissait pas réelle. »


Il m'écarta d'un revers de main et se pencha sur Ezéchiel dont il huma le derme, humecté de cette rivière pourpre, et, se relevant enfin après s'être enivré de ses senteurs encore fraiches, il se déshabilla, dévoilant un corps svelte, impeccable, une musculature sèche que ses vêtements ne laissaient supposer. Ce ne fut l'affaire que de quelques secondes : l'humanoïde laissa place à l'une de ces chauves-souris immondes, plus fascinantes que tout ce que j'avais pu voir dans ma maigre existence ! Elle voleta quelques secondes autour de la tête d'Ezéchiel pour l'embrasser toute entière, l'enserrant dans ses ailes, si souples qu'elles pouvaient se contorsionner à loisir, peu importe les veines gonflées de sang. On entendit très distinctement le son d'une succion forcenée, un flux de sang, puis ce bruit atroce d'os qui craquent, comme si le crâne d'Ezéchiel s'écrasait sous la pression féroce de la créature. C'était fascinant, et glaçant : elle aurait pu si facilement nous broyer le cerveau, dans la forêt.

Muscat, Dentelle et CrucifixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant