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On alla donc à ce bar, dans une rue adjacente.

Il prit un verre de coca, moi un café. Et il parla. Beaucoup, parce que je le fis peu, de mon côté.

En y repensant, je crois que j'aurais accepté ce verre de n'importe qui, pour peu qu'il ne s'agisse pas d'un mec venant de qui j'aurais senti une séduction autre qu'éphémère... quoi que ce soit risquant d'être « sérieux ». Dans son cas, le fait qu'il m'apparaisse comme un petit con jouait en sa faveur.

Je m'interrogeais sur les raisons pour lesquelles il était venu m'aborder lors de ce deuxième passage. Comment me voyait-il ? Comme l'occasion incroyable, alias un accostage lourdaud dans la rue qui payait – champagne ? Une femme plus expérimentée porteuse de promesses sexuelles dont il pourrait profiter en s'en vantant ensuite à ses potes ? Ou qu'il pourrait enculer, comme je le leur avais suggéré à propos de cette histoire d'hymen ? Peut-être quelque chose dont ils avaient parlé entre eux durant mon absence. Un pari ou une autre connerie, qu'est-ce que j'en savais... Une cochonne qui parle de sodomie et qui se laisse aborder, ça se tente, non ?

Et je ne pouvais m'empêcher de songer à cette dernière éventualité. Je crois que j'aurais aimé ça : qu'il m'emmène quelque part et s'empare de mon cul. Qu'il recommence, en invitant au passage ses amis. Du moins, étaient-ce les idées fantasques que créait mon esprit. Je ne l'aurais pas voulu, en réalité. Pas vraiment. Je le précise, parce que c'est important de faire la part des choses à ce sujet : entre ce qui est dans l'imagination et ce qui est dans la réalité. La confusion entre les deux est dangereuse. J'étais moins avec lui que dans mes pensées, en tout cas. Pas vraiment proche, pas vraiment distante non plus... Psychologiquement, j'entends. Je restais surtout curieuse, autant de l'intérêt qu'il me manifestait que de voir si échange aboutissait à quelque chose mais, honnêtement, je n'y croyais pas vraiment. Je n'y croyais même pas du tout ; j'observais juste ce qu'il se produisait, en attendant que l'on arrive à un point de rupture. Façon pour moi d'explorer l'effet que je pouvais faire, et si de mon corps éteint, de mon âme étouffée, pouvait encore sortir quelque chose.

On n'avait pas grand-chose à se dire, mais c'est toujours ainsi dans ces histoires de drague.

Je me permets un aparté à ce sujet.

Draguer est quelque chose qui ne concerne jamais la personne que l'on a en face. C'est un besoin purement personnel, en fait : s'assurer de son potentiel de séduction, de ses capacités à exposer... non pas vraiment soi-même, mais une surface que l'on pense susceptible de plaire. Rien de bien passionnant, en somme. Rien de vrai, surtout. On ne cherche pas réellement à se connaître ; seulement à atteindre un but. C'est pour ça qu'il en sort rarement du positif. On donne une image qui n'est basée sur rien : ni sur ce que l'on est vraiment, puisque l'on joue un rôle, ni sur ce qu'attend l'autre, puisqu'on ne le connait pas encore... Au mieux, sur des aprioris. Sur des stéréotypes que l'on pense efficaces. Le mec « sûr de lui ». La fille « niaise »... On est dans le superficiel au mieux, et au pire dans le faux. On dit ce que l'on croit devoir dire, et on répond ce que l'on croit devoir répondre. Disons-le clairement : les techniques de drague qui passent sur le net, c'est de la connerie. Les discours sur la friendzone ou toutes les autres théories fumeuses sur le sujet, c'est de la connerie aussi. Personne n'a besoin de savoir draguer, sinon pour contenter son égo, et si c'est le cas il faut s'interroger dessus. Si on est attiré par une personne, la seule chose dont on a besoin d'être capable est de lui adresser la parole, de chercher sincèrement à la connaître et de se montrer tel que l'on est vraiment. Le reste est à foutre à la poubelle.

On était donc dans cette superficialité totale avec ce mec, et je crois que tout en moi lui disait qu'on n'avait pas grand-chose en commun, et tout en lui me soufflait la même chose, mais ce n'était pas très important, finalement, puisque l'important était de savoir si notre but était le même. Pour moi, du moins. J'écoutais sans entendre, du coup. Je pensais, plutôt.

Tout à coup, je lui dis :


– Tu habites dans le coin ?

Probablement, ce que j'attendais fut visible dans ma brusquerie. Je songeais en même temps : il doit se dire que je suis grave... Et je ne sais pas si je me faisais pitié ou si je m'en foutais totalement, mais le fait qu'il soit plus jeune et cette idée persistante que, de toute façon, il ne se produirait rien me rendait plus bravache.

Il habitait chez ses parents. Sérieusement...

Tu veux que je te suce ?

Je ne le lui aurais pas dit, mais je le pensais, prise de lassitude mais aussi d'un fond de provocation devant cette drague qui me paraissait absurde. Et pourtant, même avec cette conscience-là, ce n'était pas aisé de sortir ces mots. Une autre, peut-être, aurait pu. Dans d'autres circonstances. Avec un autre vécu.

Je crois qu'à partir de là, je n'écoutais plus du tout ce qu'il disait. Il dit encore quelques trucs mais j'étais trop ailleurs, il y avait des bribes d'Ayme qui me revenaient, et de mon quotidien, et de la stérilité même de l'instant, de toute cette absence de sens... de tout. Partout. Ma tête bouillonnait. Je me levai suffisamment brusquement pour faire se renverser son verre qu'il rattrapa avant qu'il ne se vide réellement sur la table. Je ne saurais dire ce qui m'arriva, alors. Une forme de vertige. Un besoin de fuir cette situation qui ne menait à rien et dont la superficialité me dérangeait. Qui n'était pas ce que je voulais. Je le regardai dans les yeux en lui disant que j'allais aux toilettes et... je ne sus pas vraiment comment je le fis, je veux dire : quelle attitude exacte j'eus, sinon que j'étais paumée, mais je dus le faire d'une manière particulière ou... je ne sais pas. Je pense qu'il y eut quelque chose, en tout cas. Quelque chose que j'ignorais. On n'est pas toujours conscient de ce que l'on donne à voir. Au moins de l'ambiguïté, puisque je ne savais pas moi-même ce que j'éprouvais.

Toujours est-il que je n'étais entrée dans les toilettes que depuis quelques secondes quand je le remarquai à l'entrée de la pièce. Et que ça me fit un choc, parce que je savais ce que ça pouvait signifier et que j'étais dans du concret. Non plus uniquement dans tout ce manège sans sens ou dans mon imagination.

On était dans un grand bar, avec un étage, et une série de sanitaires au deuxième niveau. Et pas de clients : tous étaient restés en bas, leur brouhaha montant jusqu'à nous dans une intensité qui noyait tout désir de parler. Je n'en avais pas, de toute façon.

Je me demandai quelle imageje pouvais bien donner à ce gamin, et ce qui allait se passer, et ce qu'ildirait de moi, à ses potes : comment cette histoire sonnerait dans sa bouche,comment elle serait présentée.

Ainsi sombre la chairOù les histoires vivent. Découvrez maintenant