Ombrage

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Elie

La rue n'est pas un cadeau. Pour personne. Les nobles qui sont obligés d'y passer referment les rideaux de leur calèches, les bourgeois marchent, la tête hautes, aidant leurs dames à se déplacer. Les dames, parlons-en! elles font une petite mimine signifiant bien le fait qu'être là leur répugne. Et les autres? Eh bien les autres, c'est leur quotidien. Il y a les marchands, qui crient les mérites de leurs étalages. Il y a les pauvres, qui mendient et volent. Il y a les enfants, qui courent, bousculent, rigolent... Et tant d'autres. Toujours est-il que chacun dans la rue voit son environnement d'une manière différente, et que cette manière de voir les choses peut vous définir.

Mais surtout, dans la rue, il y a les guildes. Il y en a des dizaines de différentes, partout dans la ville. Mais dans la rue, il n'y en a que trois qui comptent.

Les Chuchoteurs d'Ombres, des assassins de haut niveau réputés pour leur expérience et connus par le fait qu'ils laissent toujours un poème après leur passage. Le nom de leur Maître est inconnu. Tout le monde le nomme "Le Démon". 

Les Voyeurs d'Ombres, une guilde d'espions. Vendant leurs services aux plus offrants en général. Mais il existe une division qui se dit favorable à l'Ancien Empire, et qui désire le réstaurer. Ces gens-là sont traqués sans relâche par l'Empereur Theon Clairfeu. 

Et enfin, les Marchombres. 

L'origine des Marchombres est tellement floue que personne n'a jamais réellement su d'où ils provenaient. Versés dans le corps à corps, les arts martiaux, toutes sortes de sports de combats, ils sont surtout, à leurs débuts, initiés au vol, au cambriolage et à d'autres magouilles. C'est après un dur apprentissage qu'ils peuvent enfin devenir des Marchombres. 

Mon apprentissage personnel avait été quelque peu différent. J'avais six ans quand Aryhia, la Maîtresse de la Guilde des Marchombres m'avait recueillie. J'avais dès lors commencé mon apprentissage. J'avais tendu le bras vers la liberté, l'indépendance, et ce au sein d'un groupe. J'avais gravi les échelons, un à un, patiemment, ne reculant devant aucun des obstacles qui se dressaient devant moi.

Mes origines? Elles m'importaient peu. J'étais devenu une femme indépendante et expérimentée. Que m'importait-il de savoir si ma mère était une putain ou une noble? Si j'étais une bâtarde ou une fille de marchand? Après tout, qui qu'ils soient, ils m'avaient abandonnée dans la rue devant un hospice. On m'y avait nourrie et logée jusqu'à mes huit ans, âge auquel je m'étais enfuie. Et puis j'étais devenue ce que j'étais désormais. Une Marchombre.

Mon nom? Un simple "Elana" tissé maladroitement sur une couverture de laine défréchie. 

Mais ce qui importait par dessus tout, c'était lui. Il ne m'avait dit que son nom; Wayne. Je ne l'avais jamais vu avant cela, et à en juger par la façon dont il marchait, c'était peut-être exactement son but. Ne pas être vu. Toujours est-il que je l'avais rencontré un matin, alors qu'Aryhia m'avait demandé d'aller acheter un barquet de fruits, chose que j'avais faite. Depuis, nous nous retrouvions souvent, parlant et marchant. J'avais fini par croire qu'il était aussi un Marchombre, mais ne lui avais jamais posé la question de manière directe. C'était le genre de choses qui ne se demandaient pas. Deux Marchombres savent qui ils sont mais sont trop intelligents pour se faire surprendre à le dire. Etre Marchombre n'était pas réellement... légal. 

Wayne était devenu un ami, un frère, peut-être même plus, mais jamais je n'avais osé me comporter autrement qu'en temps qu'amie face à lui. Il me posait beaucoup de questions sur mon enfance. Le fait que mon grand frère, âgé de deux ans de plus que moi, ait été tué, l'avait visiblement extrêmement choqué. En réalité, il avait été trouvé juste en même temps que moi, mais lui était dans un panier plus grand, et le nom "Royce" était tissé sur une couverture autrement plus élimée que la mienne. Il était mort à l'âge de onze ans, de maladie. Je n'avais pas beaucoup de souvenirs de lui, mais les rares que j'avais étaient si doux que je savais que je me souviendrais toujours de lui.

Au départ, ses questions m'avaient gênée. En quoi est-ce que ça pouvait l'intéresser? Et puis, je m'y étais faite. C'était devenu une habitude. Chaque fois, il en avait de nouvelles, souvent plus improbables les unes que les autres. Mais malgré tout, il restait mon ami. Et justement, aujourd'hui, je devais le retrouver. 

Je marchais dans les rues animées et chaleureuses d'Ombrage. La ville était devenue de plus en plus révoltée ces derniers mois. En effet, l'Empereur Clairfeu avait mis l'Empire à feu et à sang, provoquant de plus en plus de guerres, souvent gagnées, mais au prix fort, et demandant de plus en plus d'impots. D'après les plus vieux, avant tout était différent. La famille Hautjardin, qui régnait sur l'Empire d'Ombrage avant la Grande Révolte, était tellement appréciée du peuple qu'elle en devenait une cible pour les autres grandes familles. En effet, lors de la naissance de leur dernière fille, le couple impérial avait décidé d'offrir un immense banquet public qui avait coûté énormément cher. La famille Clairfeu avait sauté sur l'occasion pour rallier les autres familles bourgeoises à sa cause et avait détrôné les tants aimés Hautjardin. Les deux enfants impériaux avaient disparus, et personne ne savait où ils se trouvaient actuellement, où même s'ils étaient encore en vie. Quant à leurs noms, les versions diffèrent. Roy et Lena, Spencer et Eléa... Personne n'arrivait à se mettre d'accord. Toujours est-il que l'Héritier devait avoir vingt-et-un ans, et sa soeur dix-neuf.

Wayne arriva enfin, et j'admirai ses cheveux sombres coiffés vers l'arrière. Sa démarche souple et discrète ne m'étonnait guère plus désormais. Il fit un grand sourire en arrivant à ma hauteur. Je m'étais arrêtée dès que je l'avais vu. Je le suivis alors qu'il se remettait en marche, en direction de la Place des Ormes. Les trois magnifiques ormes centenaires qui y poussaient avaient, disait-on, d'immenses vertus thérapeutiques.

Arrivés là, nous nous assîmes contre le mur, regardant les passants.

- Comment s'appelait ton frère? me demanda Wayne.

- Royce, je crois.

- Royce... C'est un nom peu commun.

- Tout comme Wayne.

Il sourit légèrement, la tête un peu penchée et les yeux dans le vague.

- Et ton nom de famille?

- Comment pourrais-je avoir un nom de famille si je suis orpheline?

Wayne ne me répondit pas. En réalité, j'avais oublié depuis longtemps, si tant est que je ne l'avais jamais su. 

Un nom de famille... Cela servait bien pour les nobles, les bourgeois et les personnes connues... Mais pour les gens de la rue, quelle importance?

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