Chapitre 20 : 1944 ( 1/9 )

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L'année 1943 est devenue futile, voire totalement secondaire. Ce sont ces journées envahies de brouillard, et ces heures passées à observer à contre-cœur les victimes quotidiennes des coups qui me font dire ça.

Pendant l'été, l'attention des allemands s'est amoindrie, et ma douleur aussi. Les gardes se font de moins en moins nombreux, et certains partent même, un grand sac vert attaché dans le dos, tout en clamant des chansons de propagande allemande pour enfants.

Ou se rendent-ils, avec cet air aussi joyeux ?

L'automne venu, je suis désignée pour apprendre le polonais à quelques allemands tirés au sort. Mon temps de sommeil en est fortement diminué, mais, heureusement, les dizaines de concernés semblent généralement satisfaits de mon travail. Parfois, en échange de mes cours, ils me donnent une ou deux pommes de terre que je m'efforce de garder en réserve.

Au-cas-où.

L'hiver est plus rude que l'année dernière, et l'absence de Joseph pour recueillir les flocons de neige au creux de ses mains, et mes tourments par la même occasion, le rend encore plus infâme.

Néanmoins, la mort de Joseph n'est qu'un détail parmi la totalité des changements.

Un matin de 1944, les gardes se ruent complètement surexcités à l'intérieur de notre Block, et tirent trois coups en l'air pour nous effrayer. Je me frotte les yeux, désemparée, et suis les ordres braillés sans rechigner.

D'abord, les Allemands lèvent de force toutes les femmes, les prenant par le col du vêtement rayé. Puis je vois qu'ils hésitent, et qu'ils s'interrogent entre eux en me désignant. Lorsqu'ils aperçoivent mes mollets maigres, ils me traînent avec les autres filles.

Dans quel but ?

Si seulement mes mollets ne me trahissaient pas.

Je laisse derrière moi tous les souvenirs de Joseph, Henri, Marguerite et les autres, et je n'aime décidément pas cela. Quand pourrai-je les récupérer ?

La question n'est pas quand, mais plutôt comment.

L'une derrière l'autre, nous sommes emmenées en direction de la fameuse cheminée de cendres. Je sens l'extrémité d'un fusil me broyer la clavicule, tandis que les premiers gémissements de la file se font entendre. La peur m'envahit, mais j'arrive à la contenir en concentrant mes pensées sur toute autre chose.

Gabriel.

Où est-il ?

Comment sont ses lèvres ? Je ne me souviens plus. Et ses yeux, de quelle couleur ?

Je m'étais promis de m'en souvenir.

Je tape brusquement mon front avec le plat de ma main, comme si je voulais combattre ma négativité, et de la même façon ma perte de sang-froid.

Et notre enfant imaginaire, comment souriait-il ? Lorsqu'il marchait dans les rues de Paris, balançait-il les bras énergétiquement ou levait-il les mains pour essayer de caresser les plumes des oiseaux ?

Contre toute attente, à seulement quelques mètres du bâtiment de la mort, nous pivotons à l'opposé. Un dernier regard en arrière, et je contemple à contre-coeur les deux paniers en ferraille remplis des biens que je triais sans relâche, jusqu'à aujourd'hui.

Le ciel constellé de nuages grisâtres annonce probablement un terrible déluge. Les barbelés qui nous encerclent me rendent claustrophobe, et j'en perds le sens de l'orientation. Devant moi s'étale ce qui me semble être des centaines de Blocks, tous plus répugnant les uns que les autres, alignés de part et d'autre d'un chemin boueux et nauséabond.

Sans plus d'explications, nous sommes poussées une à une à l'intérieur du premier, celui de droite. Quelques femmes se mettent à pousser des cris, immédiatement calmées par de puissants coups de feux.

Que voulaient-elles exprimer par ces cris ?

La réponse m'arrive instantanément. Pour celles qui avaient eu la chance de se retrouver dans le même block que leur mari, la séparation, aujourd'hui, doit être affreuse. Malgré cette raison, la gente féminine me rend folle à se plaindre ainsi bruyamment.

Et je ressens cela depuis ma naissance.

Je n'arrive pas à m'intégrer aux autres, à me dire que je fais partie de ce qu'on nomme le sexe faible. Je suis intelligente, moi aussi. On doit écouter mes arguments de la même manière qu'on écoute un homme. Voici deux ans qu'on m'a arrachée aux bras de Gabriel, et un peu plus tard de l'amitié de Joseph. L'indépendance ne m'a jamais fait autant de mal, et ça, aucune de ces filles ne peut le comprendre.

Enfin, c'est ce que je crois. La vérité, c'est que personne ici ne peut se prétendre plus malheureuse qu'une autre.

Tout en soupirant, je m'assois difficilement sur ma nouvelle paillasse et commence à frotter la boue incrustée sur le tissu. Je cherche une justification à ce brusque déménagement, mais, très vite, j'abandonne la partie en constatant mon ignorance. Mes pensées s'éloignent alors au-delà des barbelés, des barricades et des frontières.

Lorsque je l'ai quitté en 1941, elle paraissait grandir en puissance, et devenir une guerrière remplie d'espoir. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Dans mon imagination, les soldats alliés se battent jour et nuit sur le front, le visage effrayé mais déterminé. Grâce aux messages codés de la Résistance, plusieurs rails des trains de l'Axe explosent dans un bruit de fer, et les résistants fêtent les premiers signes d'une victoire, guérissent les blessés, et sourient d'une bataille gagnée.

Sans moi.

Je trépigne.

France, ne m'abandonne pas ici. Je veux me battre aussi. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, je combats mon ignorance grâce à l'imagination. En effet, je m'imagine aux côtés des soldats, puis des résistants, et enfin des hommes diplomatiques, qui mettent chair et sang dans cette fichue guerre.

Je retourne brusquement à la réalité lorsque j'aperçois la femme de la paillasse d'à côté me fixer d'un drôle d'air. Assise sur le matelas décousu, son regard semble vide, ses pupilles laiteuses. Je me replie en position foetale en lui tournant délibérément le dos pour échapper à cette vision cauchemardesque.

Le changement de Block aura de nombreuses conséquences que je devrai surmonter, comme un nouveau travail et de nouvelles habitudes. De plus, je vais devoir passer mes journées entières entourées de femmes.

Il faut me ressaisir, je dois au plus vite retourner chercher les mémoires des prisonniers.

Il me faut un plan.

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Dites-moi par commentaire si vous écoutez les médias en lisant, ou au contraire pas du tout.

Si vous ne le faites pas encore, je vous le recommande ;)

415824Où les histoires vivent. Découvrez maintenant