La Maison qui Pue

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La puanteur des uns s'arrête là où commence celle des autres : ce partage ne s'arrête pas aux transports en commun mais s'invite parfois dans nos vies privées : un petit frère rétif à la savonnette, une âme sœur au creux de la vague qui néglige son hygiène, une maison peu aérée qui sent la fromagerie, une livraison de flatulences à coefficient élevé qui plombe l'atmosphère, une haleine avinée qui s'incruste cordialement dans votre périmètre, au mépris des lois de la proxémique... Le monde est un paysage moisi, soumis aux effluences les plus discrètes comme les plus tenaces, celles que l'on adore, et celles que l'on abhorre. Si cette odeur d'une discrétion fort discutable me repoussait, elle faisait les délices de ma complice qui s'en léchait les babines.

Elle aurait sans doute appelé ce chapitre Reblochon et Tome à l'Ail. Car Babette, outre le vampirisme et les garçons, avait une autre raison de vivre : les fromages. Si le vampirisme était un loisir mental, source de lectures, de partages, du lien d'amitié qui nous unissait, si les garçons, source de son bien-être physique, l'amusaient, le fromage, lui, avait une place encore plus concrète dans sa vie, palpable et peu discrète.


Babette pensait fromage, elle en mangeait, Babette vivait fromage, elle en fabriquait, Babette, si elle sentait du fromage, devenait folle, les papilles dilatées, l'écume aux lèvres, mendiant sa ration et se perdait parfois, lorsqu'elle était en manque absolu de ferments lactiques, dans une déréliction à faire pâlir toutes les pythies que la terre ait portées. Elle en était presque touchante, pour ne pas dire désespérante.


Tous les dimanches, accompagnée de sa sœur Abardine, adepte des méthodes d'hygiène alternatives, elles pratiquaient un rituel qui tenait de la sorcellerie : dans une ferme délabrée, au fin fond du Morvan, elles trituraient les pis de quelques vaches ou chèvres, afin de s'emparer du précieux nectar, avec la complicité de paysans édentés qui en profitaient pour les reluquer. Puis, méthodiques mais excitées, elles fabriquaient des fromages à domicile, dans une pièce consacrée. Il y a tant à dire sur Babette que l'on pourrait écrire un livre sur elle : un roman d'amour, d'épouvante voire un guide d'utilisation Babette pour les Nuls. Là n'est pas le propos, sachez seulement qu'elle méditait parfois, nue, quand elle souhaitait prendre de grandes décisions. Ses fromages avaient, paraît-il, un goût unique, que mon allergie au lactose, hélas, m'interdisait de découvrir.


« Je sens le Reblochon et le Saint Nectaire, susurra-t-elle le regard vide, envoûtée par l'odeur. Je planterais bien mes crocs dans une vieille croûte puante !»


Mais cette nuisance olfactive n'avait rien à voir avec la moisissure de lactations suspectes, malgré tout le respect que j'avais pour Babette et ses connaissances fromagères. J'exagérerais à peine en prétendant que ce fumet maudit m'évoquait plutôt la mort par son côté âcre et piquant ; je sentais que quelque chose ne tournait pas rond. Qu'une telle odeur puisse nous assaillir ainsi dans un hall aussi grand ne présageait rien de bon, à l'heure où les ficelles deviennent des cordes.


Tenaillé par mes craintes, je ne fis guère attention à l'architecture merveilleuse de la demeure, de ses marbres clinquants, de cette démesure théâtrale qui s'imposait avec majesté, malgré l'ambiance lourde et lugubre qui régnait dans ce lieu. Babette soliloquait à tout va tandis qu'à chaque pas ma méfiance augmentait ; le silence de notre hôte n'arrangeait rien, pas plus que l'écho cinglant de nos talons. Or, nous arrivâmes devant une porte immense, qu'il prit la peine d'ouvrir d'un geste mesuré. Se dévoila, sous nos yeux ébahis, un salon au luxe bigarré, sans doute trop baroque pour son propre bien.

Un bric-à-brac qui osait tous les mélanges, toutes les prostitutions : une table en ébène gigantesque, autour de laquelle six convives cafardeux, aux tenues pas forcément raccord avec le thème de la soirée, étaient installés, partageant un silence plus profond que ceux des retraites spirituelles dans les Cévennes, des fauteuils Louis XV aux dorures jaune urine jouxtaient des commodes suédoises customisées par tante Agathe et ses copines (que le monde est petit !), des tableaux d'hommes à la stature altière mais aux visages de bouc, cerf ou autres créatures ignorées des zoos les plus exhaustifs. Insolites, et d'un goût fort douteux, il éveillait chez qui les regardait la crainte, l'appréhension, voire le malaise. Quelle atmosphère malsaine. J'avais l'impression qu'ils nous suivaient du regard à mesure de notre avancée. Babette en avait même oublié jusqu'à ses fromages. Quelques candélabres somptueux éclairaient une bibliothèque démesurée recelant sans doute de nombreux trésors, de fabuleux grimoires, entre sciences occultes et Histoire du vampirisme : de quoi se nourrir l'âme. Enfin, pour le corps, des délices en pagailles s'amoncelaient sur cette table généreuse qui, toutefois, inspirait la crainte : quelques créatures mortes parsemaient des assiettes, au milieu d'un océan de fruits rouges que surmontaient des calices impériaux au contenant d'une couleur sublime, dérivé bromé de l'indigo, extraite d'un gastéropode à nul autre pareil, tout aussi précieux et baroque que la décoration, le Murex Brandaris : la couleur du sang.


« Voici deux de nos invités, Aristide et Bebeffe.

- Bonsoir, me hasardai-je, histoire de rompre ce silence glacial, alors que nous nous observions avec une attention trop soutenu pour être naturelle. »


Aucune réponse. Bonjour l'ambiance... Le dédain des vampires, ce n'était point une légende ; encore fallait-il qu'ils fussent de véritables vampires car, hormis Gontran à qui manquait les crocs, aucun n'en avait l'allure : point de regards mystérieux, de teint cadavérique, nulle canine, point de vêtements sombres, gothiques, d'attitude princière, voire, comme le disait si bien Babette « de bogossitude ». C'était plutôt jean, basket, pull à col V et chemise, de sorte que l'on se sentait stupide avec nos dégaines victoriennes, victorieux, ceci dit, quant à l'imitation.


L'un d'entre eux, au bout de la table comme tout patriarche qui se respecte, se leva et prononça une phrase qui ressemblait à s'y méprendre à du latin, une langue moins morte que la leur, qui ne semblait pas bien pendue. Nous n'en pipâmes mot mais nous comprîmes qu'il fallait nous asseoir l'un et l'autre de chaque côté de la table, à côté de ces quidams aux humeurs sinistres, aussi expressifs que des poupées de porcelaine, séparés, donc, par cette table d'une largeur étourdissante. Diviser, pour mieux régner.

Muscat, Dentelle et CrucifixOù les histoires vivent. Découvrez maintenant