4 » La légende du fauteuil roulant

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IL était en chaise roulante

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IL était en chaise roulante. C'est la première chose que j'ai remarqué. Il me regardait calmement, les bras posés sur ses maigres accoudoirs. J'aurais pu facilement m'enfuir en quelques grandes enjambées et sauter par la fenêtre, repartir aussi vite que j'étais arrivée. Je n'en ai rien fais. Curieusement, mon cœur n'était pas très affolé, juste un peu surpris. J'avais toujours mes doigts posés sur l'étagère, comme si c'était une bouée de secours.

— Vraiment ? Où est-il, ce livre ?

Contre tout attente, il s'est avancé vers moi et a lancé quelques petits coups de tête pour que je puisse lui laisser la possibilité de rentrer dans la bibliothèque. Ses yeux clairs comme un ciel de printemps éclataient sous les mèches brunes de sa toison bataillante ; un pelage d'ours. Un nez écrasé sortait au dessus de deux fines lèvres qu'il plissait constamment, comme s'il avait peur de laisser échapper des paroles incertaines. Un menton fin et doux trahissait ses jeunes années, et sa chemise d'une couleur affreusement mal choisie était boutonnée jusqu'au haut de son cou. Ses joues roses, sensibles au froid, étaient rebondies comme celles d'un grand enfant. Le reste de son corps cependant, était caché sous une masse d'habits chauds. Seules ses mains dépassaient, étrangement ridées, et taillées avec des angles surprenants, comme si elles étaient faites de marbre. On distinguait quelques bouts de chair au bas de sa chaise ; c'était ses orteils, pointant la cime de leur ongles fins derrière la cascade du pantalon noir. L'homme, le garçon, était bien habillé, mais il avait les pieds nus. Je souris face à ce détail, toujours immobile au milieu de la grande bibliothèque. Il ne semblait pas surpris ou en colère de me voir ici, alors qu'il avait clairement compris que je m'étais pointée dans le seul et unique but de dérober ses livres.

— Tiens. Il s'appelle "revient", par contre.

Je m'emparais de l'ouvrage déjà vieux, à la couverture cornée, aux pages froissées et à l'odeur de parchemin.

— Non, non, il s'appelle "Noé", je t'assure, lui assurai-je sur un ton complètement indifférent.

Il resta un instant là, ses yeux parcourant mes traits, alors que je faisais semblant d'être occupée à lire le résumé du pauvre bouquin qu'il m'avait gentiment prêté.

— Ton prénom ?

La question me fit sourire. Toujours désarçonnée par la drôle de tournure qu'avait pris les événements, je lui répondis avec le plus grand naturel :

— Phœbé.

— Ah, titanide ! Fille du ciel et de la terre. Poétique. T'as pas l'air de quelqu'un de très poétique.

Je levai un sourcil, et posai mon regard sur lui. Ses lèvres s'étiraient doucement, et il restait là, coincé sur sa chaise roulante, aussi statique qu'un arbre d'hiver.

— Ton prénom ? lui demandai-je de la même manière qu'il avait fait avec moi.

— Nightingale.

Je restais un moment sans rien dire, gentiment surprise par l'accent avec lequel il l'avait prononcé. Son prénom avait été furtivement soufflé, de la même manière qu'un oiseau sauvage bat ses ailes.

— Night- quoi ?

Il soupira, visiblement habitué à ce qu'on ne comprenne pas son prénom dès la première fois.

— Nightingale. Un joli mot qui veut dire "rossignol" en anglais.

— Voilà un prénom bien ironique pour quelqu'un coincé en chaise roulante.

Il releva le menton, les sourcils froncés, avant de pousser un petit rire nerveux. Il pencha la tête sur le côté avant de relever ses pupilles vers moi, attendant peut-être à ce que je m'excuse.

— Merci pour le livre. Je reviendrais surement t'en prendre d'autres, histoire de vous débarrasser de tout ces vieilleries.

Je fis demi-tour et me dirigeai vers la cuisine, là d'où j'étais venue. Je le sentais me coller aux talons, comme un petit chiot trop curieux. Il ne devait pas voir beaucoup de personnes dans ce bled paumé, à part les touches de son piano. La musique résonnait toujours d'ailleurs, chose qui me chatouilla l'esprit. Comment est-ce que les notes continuaient à sonner dans la pièce voisine alors que le musicien se tenait devant moi ? Après quelques secondes, je me rendis compte que la mélodie était étrangement très répétitive. Comme si on avait enregistré une portion de chanson et qu'on la répétait à l'infini, mais que l'enchaînement des notes était tellement bien choisi qu'on y voyait que du feu. La musique devait provenir d'un haut-parleur : l'explication était encore plus conne que la question elle-même.

Le livre sous le bras, je me hissai sur le lavabo de la cuisine, pour rejoindre la fenêtre. Nightingale, derrière moi, s'avança un peu plus, avant d'annoncer, d'une voix forte :

— Tu sais, tu peux utiliser la porte d'entrée !

Je me mis doucement sur le rebord de sa fenêtre, les cheveux frôlant les pieds de romarin qui avaient été mis à sécher le long des carreaux. Je pris le temps de le regarder un peu plus longtemps avant de m'en aller, une expression neutre sur le visage. Il se frottait les doigts entre eux, comme s'il était gêné par la situation. Les genoux liés, les épaisses pages posées à leur surface, je choisis de répondre, de ma voix fatiguée :

— Je suis une voleuse. Théoriquement, je suis en train de te voler ton livre. Toi, tu m'as juste laissé te le voler. Du coup, je dois repartir comme une voleuse. Question de principe.

J'étais complètement statique face à lui. Il décida de s'avancer d'avantage, et lorsqu'il fut enfin à ma hauteur, il me dit, en ignorant ma remarque précédente :

— Pourquoi es-tu si triste, Phœbé ?

Phœbé et l'époque bleueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant