— South Kensington. Il y a un esprit très frenchy de ce côté de Kensington, tu verras. J'ai besoin de m'entourer d'un univers un peu français, sinon mon second pays me manque trop. Tu devrais y emménager !

Je réalisai un peu tard que les loyers de mon quartier ne devaient pas s'accorder avec les Vans en mauvais état qu'elle portait. Oups ! Pour noyer ma bourde, je la saoulai d'infos inutiles, de petites questions sur son voyage... Il n'y avait pas plus doué que moi pour le « small-talk » comme on disait ici.

Les heures qui suivirent, on en profita pour se redécouvrir calés confortablement dans mon salon autour de la table basse.. Léna et moi avions eu des chemins si différents qu'il semblait presque bizarre de se retrouver à nouveau ensemble. Quand on y pensait, sans cette rencontre dans le métro, lorsqu'un pickpocket avait voulu me voler mon Burberry chéri de l'époque, empêché par Léna la Zorro des temps modernes, qu'est-ce qui aurait pu réunir une fille de St-Germain des près et une graffeuse d'Argenteuil ? Trois ans plus tard c'était toujours vrai. Une faisait les beaux-arts, tandis que l'autre s'était dirigé vers des études de droit – en dilettante – et du mannequinat – en galérant –, confirmant ce grand écart qui nous séparait.

Mais, comme par le passé, il suffit de quelques heures pour que ça bascule. Nous avions une connexion inexplicable. On se comprenait malgré des quotidiens totalement différents. Clairement, Léna deviendrait folle à être traitée comme un objet par un photographe à moitié connard à moitié pédant. Même s'ils étaient bien souvent juste connards. Pour ma part, je ne m'imaginais pas une seconde courir sous un pont pour aller faire un graff sauvage en pleine nuit, respirer de la peinture en aérosol et m'en foutre plein les mains. Rien que l'idée me donnait envie de frémir : les policiers qui pouvaient vous arrêter à tout bout de champ ou une agression ? Sans parler de l'abandon définitif de toute manucure.

On se retrouva bientôt à rire de tout et de rien, à repenser au passé sans que ça ne paraisse aussi gênant. Ou du moins, c'était mon impression, Léna me répondait du tac au tac quand elle prenait plus de gants à peine une heure avant. Nos fous rires se firent plus nombreux et je me détendis. Je me lançai après sa dernière anecdote sur le graff.

— Tu vas dormir dans notre chambre d'amis, lui proposai-je. Elle pourrait devenir la chambre de mon amie tout court. Qu'en penses-tu ? Je pourrais sûrement les convaincre.

— Qui ça, « les » ? La, non ? Tu parles de ta coloc ?

Je clignai des paupières. Merde ! J'avais dit ça sans réfléchir. Mais c'était bien « les » auxquels je faisais allusion : Christie et Caden, mon frère dont je me demandais déjà comment il prendrait le retour de Léna dans ma vie – et la sienne, par répercussion. Y était-il vraiment prêt ? L'avantage d'avoir des grands faux cils pour ressembler à une biche apeurée à ma séance photo, cela me donnait un air inoffensif. À traduire : un peu conne.

— Oui, je suis bête. Alors, ça te dirait ?

Léna semble un instant partagée.

— El, t'es adorable, mais tu sais que je n'ai absolument pas les moyens d'assumer un tiers de ce genre de loyer.

— Tu n'y es pas obligée, rétorquai-je sans pour voir m'en empêcher. J'en paie la moitié, pourquoi changer ?

L'idée de la retrouver comptait subitement plus que tout. Peut-être que je me sentirais enfin mieux, et non en permanence plombée. Christy était une coloc assez absente, elle ne serait jamais une amie. Je n'avais autour de moi que quelques personnes qui prenaient de mes nouvelles régulièrement. Le sentiment de solitude se renforçait au fil des années : il y avait eu la rupture avec Heath, et toutes les fêtes où je me rendais, la maladie de ma mère de plus en plus envahissante...

— Tu crois que Christy trouverait normal de me voir squatter ici sans sortir un penny ? me relança Léna.

Sans doute pas. Mais ce n'est pas comme si elle-même était irréprochable sur le sujet...

— Tu pourrais régler les factures, l'eau, l'électricité, tout ça ? insistai-je.

— Même l'intégralité ne serait pas équitable, répondit-elle, un peu moins vite cependant. T'es adorable, je suis touchée. Mais je vais me démerder. J'y tiens. Je ne serai plus à ta charge.

Ses paroles me firent plus de mal qu'elle ne pourrait jamais le savoir. Je m'étais toujours demandé comment elle considérait notre relation, ce qu'elle pensait de moi avec mon appart de luxe, ma famille bourgeoise... toujours avec une grosse trouille d'être jugée pour ça. La petite fille à papa bien proprette, qui obtenait ses amis à coups de cadeaux et de fêtes – sans doute parce qu'il y avait du vrai.

— Tu n'as jamais été « à ma charge ». Tu étais mon amie ! J'avais plus d'argent de poche que toi. Si la situation avait été inversée, je suis sûre que tu aurais fait de même. Est-ce que je me trompe ?

Une seconde, je craignis vraiment qu'elle ne m'opposât un « oui » franc et massif. Mais ce n'était pas possible, pas si...

— Non ! Bien sûr que non. Mais tu n'en auras jamais la certitude, El, voilà tout le problème. J'étais une gamine et ça ne me dérangeait pas. Mais ça ne sera plus comme ça entre nous, affirma-t-elle.

Je secouai la tête, plus résolue que je ne l'ai été depuis longtemps.

— Si tu penses tout ça, tu es bête, Len. Je suis capable de deviner si quelqu'un est honnête ou pas avec moi. Je sais reconnaître mes vraies amies et tu en as toujours fait partie... Ça m'a brisé le cœur quand on est partis pour l'Angleterre. Ton intérêt pour nous était sincère, comme le nôtre pour toi.

Je n'avais pas pu retenir ce « nous ». Être jumeau ne faisait pas vraiment de nous une personne double... et en même temps quelquefois les choses se confondaient. Les gens parlaient de vous au pluriel, vous deveniez « les jumeaux », et pour le coup en sortant avec elle, Caden s'était accaparé mon amie quelque part.

Léna sembla un peu perdue, elle contempla fixement ses couverts quelques secondes sans rien dire. Mal à l'aise, je préférai en rester là et commençai à débarrasser, sous le faux prétexte de ma séance photo du lendemain quand je me fichais bien en réalité d'y arriver cernée : à quoi servait Photoshop et les maquilleurs sinon ?



****Source image : http://sombreboite.tumblr.com****

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