Je hausse les épaules avant de répondre, les yeux braqués au sol :

- Tu n'as pas l'air en super forme.

- Ah ouais ? Ben ma vie n'est pas super ces temps-ci.

- Tu ressemble à un junkie.

- Mais je suis un junkie. Qu'est-ce que tu croyais ?

Je reste muette.

Il continue de fumer.

On contemple sans bouger la pluie qui s'abat sur la rue.

- Toi aussi, tu as changée. Affirme-t-il. Tu as l'air plus vieille.

- Je suis plus vieille.

On a profité d'une accalmie pour recommencer à marcher à découvert. Des napes de brouillard flottent sur les collines au-dessus de la ville.

- C'est comment la fac ?

- Ça va.

- Tu apprends des trucs ?

- Pas vraiment. Mais la vie d'étudiante est sympa.

Il est si maigre et famélique que je ne peux pas résister à l'envie de lui acheter à manger. L'air de rien, je m'arrange pour passer devant un camion à burritos que j'ai aperçus plus tôt.

Sans lui demander son avis, je m'arrête et je commande deux burritos d'un ton détaché.

- Et Kirsten ?

- Elle est partie.

- Elle m'a appelée. Il y a environ un an.

- Ouais, je sais. Elle m'a raconté que tu ne voulais pas lui parler. Que tu n'en avais plu rien à foutre de nous et de ce qui nous arrivait. Que tu t'en lavais les mains.

- C'est faux.

- C'est ce qu'elle m'a dit.

- Arrête. J'ai fait de mon mieux. Tu t'en doutes bien.

- En tout cas, elle ne jurait que par toi. Toi et tes études sur la côte Est. Elle refusait de voir la vérité. Je lui ai pourtant expliqué que tu étais née là-dedans et que ton père était un homme d'affaires pleins aux as.

Impassible, je prends nos deux burritos et je les emporte jusqu'à une table abritée en espérant qu'il va manger. Je m'installe et j'en pousse un devant lui.

- Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

Il ignore la nourriture. À la place, il s'allume une autre cigarette. J'insiste :

- Tu ne vas pas rester éternellement dans la rue.

- C'est clair. Il y a des gens qui crèvent dehors. Le Mexicain de toute à l'heure ? Un flic a essayé de l'écraser la semaine dernière. Il a voulu le tuer avez sa bagnole, l'ordure ! Mais on a nos trucs. On est pas impuissants qu'on en a l'air. Ceux qui nous en font baver, ils finissent par le payer.

J'étudie ses traits tandis qu'il prononce ces mots. Je n'avais jamais entendu ce genre de propos dans sa bouche. Il n'est plus du tout le même.

Je repose mon burrito.

- Nathan ?

- Ouais ?

Je choisis mes mots avec soin, puis je m'exprime le plus clairement, et le plus calmement possible :

- Je ne sais pas trop comment tu perçois la situation maintenant. Ce que tu crois être juste, logique ou normal... rien de tout ça n'est réel. Ce n'est qu'une illusion. Tu peux te sortir de là. (il soupire d'agacement, lève les yeux au ciel. Mais j'insiste.) Tu peux aller à Spring Meadow. Et décrocher. Tu es déjà passé par là. Et ça a marché.

- Non, je peux pas.

- Pourquoi ?

- Parce que. Ça ne sert qu'à retarder l'inévitable. Tôt ou tard, on se retrouve là où on est censé être.

- Mais non. Tu ne penses pas ce que tu dis. On oublie. Forcément. Cette fois où j'ai trop bu à une soirée ? Je l'ai oubliée. Et pareil pour toi avec cette nuit à Redland. Parce qu'on se serre les coudes.

Il regarde au loin.

- Nate, tu n'es pas obligé de continuer à vivre comme ça. Ma voiture est garée à quatre pâtés de maisons d'ici. On pourrait remonter la rue, grimper dedans et rouler jusqu'à un centre de désintoxication. Alors ce cauchemar sera terminé. On peut y mettre fin maintenant. Il suffit de vingt minutes.

Il secoue la tête.

- Je.. je peux pas.

- Pourquoi ?

- Tu m'as bien vu ?! Tu as des yeux, non ?!

J'encaisse sans sourciller cette explosion de rage soudaine. Je reste posée, patiente, lucide.

- C'est vrai que tu as une sale mine. Mais ça n'a aucune importance.

Il réfléchit. Il sait que j'ai raison. Je le lis dans ses yeux. Mon discours fait effet.

Et puis il tire sur sa cigarette d'un geste nerveux.

- Je t'ai trompée. Tu le savais ?

- Nate, on s'en fout. Ça ne compte pas.

- Si, ça compte. Je t'ai bien baisée ! Et j'ai fait pareil à Kirsten !

- Ça n'intéresse personne.

- Kirsten s'en fout pas, elle ! T'as qu'à lui demander ! Tu n'imagines pas tout ce que je lui ai fait. Je l'ai volée. Je lui ai piqué l'argent du loyer qu'elle gagnait en vendant des fleurs. Je lui ai menti.

- Ce sont des choses qui se réparent. Mais on n'a pas envie de te voir mourir dehors. Ni elle. Ni moi. Ni les gens de Centralia. Tu te souviens d'eux ? Aux AA ? Comment ils étaient fiers de toi ? Il y a des gens qui tiennent à toi, Nathan. Des gens qui t'aiment. Tu en es conscient ?

Son expression change brusquement. Il est énervé. Il se redresse, jette sa clope par terre et se dirige vers la rivière à grands pas.

Je me lève d'un bond et je me dépêche de le rattraper.

- C'est Kirsten qui t'envoie ! Gronde-t-il.

- Non ! Pas du tout !

- Vous essayez de vous venger de moi toutes les deux. Mais je refuse d'être un pion dans votre petit jeu. Vous ne pouvez pas me contrôler.

Il fait soudain volte-face. Il a l'air possédé. Son visage n'est plus qu'un horrible masque de mépris. Il lutte contre son mauvais démon, comme on dit.

Je jure que je peux voir le démon dans ses yeux. Il vocifère :

- Tu arrives, montée sur tes grands chevaux, pour m'expliquer ce que je dois faire. Et toi ? Hein ? Qu'est-ce que tu comptes faire ? Pourquoi ne prends-tu pas tes responsabilités ? Les flics ont failli tuer mon pote. Ils croient que les rues leur appartiennent. Mais ils ne possèdent rien du tout !

Je reste plantée là, à fixer cet inconnu, ce SDF devenu fou. Je ne le reconnais plus.

Il ne viendra pas avec moi. Il s'éloigne vers la rivière en silence et je lui emboîte le pas. J'essaie de lui donner de l'argent mais il éparpille les billets d'un revers de la main.

Il m'ordonne de lui ficher la paix. Il ne veut plus jamais me revoir. Il me déteste. Il crache par terre à mes pieds.

Alors je renonce. Je le laisse partir...

Addiction [TERMINÉE]Where stories live. Discover now