Chapitre 13 - L'éveil

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L'eau coule sur sa peau.

Il n'est plus question de savoir d'où elle a été puisée ni de savoir quelle machine actionne la machine qui la fait sortir ici, à parfaite température, ni où elle s'en va ruisseler une fois le siphon franchi.

L'eau coule sur sa peau. Amandine se sent bien, c'est la seule chose qui compte.

L'eau, c'est la vie. Amandine est une fille de l'eau. Elle vient de le découvrir. Il suffisait de se concentrer sur l'instant, le présent. Les questions sont mises en suspens, elle aura le temps pour trouver les réponses. Elle lève le visage sous la pluie. Elle ouvre la bouche, l'eau entre, l'eau déborde, l'eau est chaude, l'eau coule sur son cœur. Amandine croise ses bras, elle la retient. Elle ouvre les bras, la masse d'eau accumulée tombe sur ses pieds. Elle les soulève, patauge. Elle sent le jet continu sur son cuir chevelu, elle tourne la tête, l'oriente de façon à ne faire aucun jaloux. Elle chantonne, elle se sent bien.

Voilà comment, au détour d'un rêve, m'est de nouveau apparue Amandine, une jeune femme qui vivait loin, très loin, dans un autre temps, un autre espace. Pourtant, son monde ressemble étrangement au nôtre. L'un aurait pu être l'autre, ou inversement, tels deux protagonistes qui face à face s'échangeraient leurs paroles jusqu'à l'infini.

J'ai été un peu gêné de la voir ainsi, sous la douche, sans tenu de jour ni de nuit, seulement habillée de gouttes d'eau. Je rougis alors que j'écris, me rappelant cet épisode de l'histoire que j'ai vu en rêve. Et l'eau s'arrête justement. Le temps est consommé. Amandine reste là. Goutte après goutte, son manteau de pluie coule le long de son corps. Une à une, elles se rejoignent, s'accumulent, descendent le long d'un chemin emprunté par une autre goutte plus empressée de partir. Elles se suivent. Les retardataires arrivent, s'accrochent, sur le bout des doigts, le bout des ongles. Amandine les regarde, elle attend de les voir tomber. Elle écoute le clapotis. Elle égoutte.

Une image sur l'écran de la salle d'eau s'anime. Une annonce se fait entendre : "Bonsoir citoyens, il est 22h10. Passez une belle soirée avec Kodalyne, le rehausseur de goût pour sublimer la vie. L'heure vous est donnée par les usines Perficus, les producteurs de bonheur. Bonsoir citoyens, il est 22h10."

On lui offre l'heure, le reste n'a pas d'importance. Elle sort. Elle se sèche. C'est rapide. Les mécaniques s'activent et voilà un souffle chaud qui l'entoure. Elle écarte les bras, ses cheveux s'envolent, elle s'envole. C'est rapide. Elle s'habille de sa tenue de nuit avant de sortir de sa chambre, pieds nus. La dalle de béton est toujours aussi fraîche, cela lui fait du bien après la fournaise de la salle d'eau.

Père et Mère sont sur le canapé. En face : un écran. Une émission de ceux qui ne sont pas encore couchés et qui touchent ce qui se passe dans les postes. Elle regarde Père, elle regarde Mère. Elle sourit, prend un morceau de pain et les rejoint sur le canapé, face à l'écran. Elle mange, elle regarde.

Le présentateur gesticule. Derrière lui, un écran. Devant, des invités et des récurrents. Ils ne font sûrement pas exprès, mais ils se marchent dessus en parlant. Ils pouffent, ils rigolent, ils jouent. C'est une scène, tout cela est une scène, une pièce de théâtre jouée par ceux qui la regardent et ils se regardent eux-mêmes, ils s'écoutent parler, ils marchent sur leur propre parole.

C'est ce que t'aurait dit Amandine normalement. Mais ça veut dire quoi « normalement » ? En ce moment elle sourit. La blague du présentateur est drôle. On pourrait faire le commentaire que cette scène montre comment se détester gentiment, mais ce serait déplacé. Je m'en rends compte, car là, il convient de voir les choses au travers des yeux d'Amandine. Tu te souviens sûrement : de magnifiques yeux bleus, la seule chose importante à savoir à son propos.

Et bien, Mère est en train de plonger dans cette eau calme et azurée. Elle y vole comme dans un ciel immense. Elle ne peut malheureusement pas encore y découvrir les récits merveilleux narrant les aventures des Faiseurs d'étoiles, du Chimérologue ou du Chasseur de vents. Elle aurait compris quelque chose de fort si elle avait pu écouter ses histoires de Loups. Elle devine peut-être la délicieuse légende de la Bienveilleuse. Elle y trouve par contre l'histoire de L'ange et la jeune fille.

Mère est à côté d'elle. Elle la regarde. Elle s'étonne de voir Amandine partager cet instant. Il n'est pas vraiment important qu'elle regarde, elle aussi, l'écran. L'important est qu'elle soit là, avec eux, dans ce présent. Mère regarde les yeux de sa fille. Elle est belle. Mère est fière. C'est sa fille. Elle ne lui a jamais dit je t'aime. Cela s'apprend. Cela n'est pas appris dans le monde d'Amandine. Mère pourrait lui dire à cet instant, dans ce présent.

Amandine tourne la tête vers elle. Mère et Fille se regardent. Elles se sourient. Amandine retourne son regard vers l'écran, elle mange un morceau de pain et rigole de nouveau à une blague du présentateur dont le rire normalement agaçant est présentement comique. C'est quoi « normalement » finalement ? Car ce que voit Amandine c'est quelque chose à prendre pour ce qu'il est, rien de plus. C'est drôle et cela suffit. Elle sait pourtant que cela ne peut suffire, que cela ne doit pas suffire, mais à cet instant, pourquoi le refuser ?

Ce qu'elle ne refuse pas, c'est ce présent partagé en famille. Ce qui passe à l'écran n'a aucune importance. On pourrait se désoler de ne pas voir quelque chose de brillant, d'inspirant, qui donnerait envie de comprendre des choses sur le monde et sur soi-même. On peut d'ailleurs se désoler lorsque la moindre étincelle d'intelligence et de réflexion est reléguée à une « prise de tête ». On pourrait s'en désoler, mais ici, là, maintenant, ce n'est pas ça qui est important.

Amandine finit de manger son pain. Mère est à côté. Père à côté de Mère. Père et Fille rigolent dans un jeu de triangle face à l'écran, Mère est entre les deux, elle se sent triste et se sent bien. Elle aimerait que cela se reproduise et que cela dure plus longtemps. Les trois sont en ligne, devant la même chose, chacun la vivant à sa manière et ils sont ensemble pour le faire. Amandine le sait. Amandine le comprend.

C'est ça qui est important.

Amandine aurait eu vingt ans si elle était avec nous, hors du temps et de l'espace qui sont les sien. Elle te ressemble un peu, même si elle aurait pu être plus grande ou plus petite, plus mince ou plus grosse. Elle aurait pu être plus jolie ou alors moins, avoir la peau claire ou cuivrée. Tu l'aurais assurément reconnue à la couleur de son âme : bleue, comme ses yeux. Elle aurait pu être d'un autre sexe, d'un autre genre, être un garçon et porter le nom de Raphaël. C'est joli comme nom, Raphaël...

Une nuit parmi les étoiles [Roman]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant