Ils iront tous à la morgue

Depuis le début
                                    

Les yeux de Grégoire Grimault s'étaient plissés sur le carnet froissé, marqué de post-it colorés, qu'elle tenait devant elle. Un sentiment de culpabilité la prit aussitôt. C'était à lui. Elle avait parcouru chaque ligne de son intimité, constaté ses idées délirantes à travers un objet « volé » par la police. Preuve accablante de son esprit dérangé, le texte touchait, de temps à autre, quelques prétentions romanesques. Il se partageait entre la longue confession d'un misanthrope et une sorte de quête vers la libération de l'âme. Elle avait déjà lu des écrits de tueurs mystiques semblables. D'abord, les explications, ensuite, une plongée sinistre dans des rituels ésotériques de leur propre cru, à base de meurtres sanglants, de pentagrammes et autres symboles cabalistiques dégoulinants. A côté, Grégoire Grimault l'avait presque faite sourire. Il parlait – tenez-vous bien – de réveiller l'entité de la peste et pensait l'invoquer à force de saleté et d'ivresse, en reportant soigneusement les effets de chaque alcool sur son esprit. Rien ne l'avait surprise. Rien, sauf sa présence, ce regard accusateur, cette soudaine impression de faiblesse.

- Je conviens qu'il n'était pas très intelligent de ma part de laisser un tel témoignage de mes expériences, dit-il très calmement. Mais il m'importait de garder une trace de mon œuvre dans le cas ou tout ne se serait pas passé comme prévu.

Ni ses textes, ni aucune remarque du rapport n'avaient évoqué un comportement civilisé. Il avait terrifié tout l'hôpital en hurlant ses imprécations morbides. Ses voisins se disaient soulagés si on pouvait, enfin, lui passer la camisole. Ses parents ne voulaient pas entendre parler de lui, et avaient fait leur possible pour nier son existence. Elle supputait le psychotique, et quelque chose murmurait qu'elle aurait préféré le connaître sous un jour plus échevelé.

- Ce qui signifie que tout s'est passé selon vos plans ? demanda-t-elle en jouant le jeu.

Il s'immobilisa, son fauteuil cessa de grincer.

- Pas exactement. Je ne pensais pas me faire attraper. C'était une perte de contrôle regrettable. Mais, si la maladie se répand aussi vite que je l'espère, ce sera sans conséquences. Vous pouvez me retenir aussi longtemps que vous le souhaitez, l'infection court chaque rue, chaque couloir...

Il y avait tant d'emphase dans son discours, qu'on était presque tenté de le croire. Le docteur Thouvenin résista à cette incongruité. Les premières pages du carnet lui avaient donné un avis très arrêté sur le sujet. Sa théâtralité ne changeait rien à une écriture irrégulière, tracée avec une frénésie qui la rendait souvent illisible. Elle revoyait précisément les boucles énormes, des lettres qui oscillaient de droite à gauche, si grosses qu'il fallait parfois une page entière pour contenir un seul mot. Un véritable phénomène pour un expert en calligraphie. Et si elle devait commenter le contenu... Sans répondre, elle feignit de le lire pour la première fois, en ciblant les passages les plus révélateurs.

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Samedi 4 janvier

Six milliards, bientôt sept, puis huit, toujours plus et la médecine qui progresse. Ça piétine, ça s'étouffe, ça braille, ça L'ÉPUISE !

Pas assez de catastrophes.

IL voudrait que la terre s'ouvre un peu chaque jour. IL faudrait plus d'eau, des vagues pour avaler tout ça. Des citées noyées, des cadavres partout, qui flottent, des coquillages, des pieuvres accrochées aux immeubles ou du feu, du feu partout, des têtes en FEU.

Oui, IL aimerait tellement voir tout cela s'effondrer. Ne plus les supporter, ne plus les entendre derrière ses murs, ne plus se faire bousculer dans la rue.

Ils iront tous à la morgueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant