Elles se séparent à la fin du dîner : la prof insiste pour que tous les élèves retrouvent leurs chambres et restent calmes dans leurs coins. Comme ils obéissent, fatigués par le trajet, elle affiche un petit sourire fier et reconnaissant. Le prof de latin s'étonne de son pouvoir sur les élèves, d'autant plus que l'italienne n'a pas vraiment la carrure du prof intimidant qu'on se doit de respecter. Pour une fois, il se rend compte que la gentillesse et le dévouement payent. Il en a la preuve sous les yeux.

Lorsque Léane atteint sa chambre, elle entend l'eau couler dans la salle de bains. Elle se demande si Clarence donne corps et âme pour l'éviter, et elle grimpe sur son lit en esquissant quelques dessins pour ne pas y penser plus longtemps. Elle sent que cette tranquillité ne va pas durer, autant dans la pièce que dans sa tête. Ses pensées commencent déjà à s'embrouiller et elle se force à se calmer. Elle sent une pointe dans sa poitrine, c'est l'anxiété qui vient passer le bonsoir et elle prie pour qu'elle ne tape pas une crise à côté de Clarence. La victoire serait directement offerte à la jeune fille : elle aurait réussi à la mettre à terre.

Clarence sort de la salle de bains, ses cheveux remontés dans un chignon, et elle se dirige vers ses affaires tout en lançant :

― Tu as une serviette propre dans le placard, si tu veux.

Elle ne la regarde pas, mais Léane hoche la tête quand même, se lève et remplace la plus jeune dans la salle d'eau. Elle fait couler l'eau sur son corps dénudé, et observe à travers la paroi floue de la douche ses affaires qui sont éparpillées sur le sol. Elle se demande si Clarence va conserver cet air froid qu'elle porte si bien ou si elle va se décider à arrêter ce jeu stupide. A l'idée que Clarence la laisse définitivement tomber, le cœur de Léane s'affole. « Tu deviens barge, ma vieille », se dit-elle. Elle fait mousser son corps et ses cheveux, mais son cœur ne ralentit pas. Elle essaye pourtant de compter les carreaux sur le mur, de se rappeler de paroles de chansons ou de se souvenir de vieilles blagues que Maëva lui aurait raconté. Mais rien. Elle ressent un mal de chien dans sa cage thoracique – une douleur physique, toujours la même. Elle sait que ça va passer, que son corps va se détendre et que, quoi qui ce soit pincé ou bloqué, ça reprendra sa place et que la douleur s'estompera. Mais les minutes s'écoulent, et Léane a déjà coupé l'eau. La contraction ne se calme pas. Elle sort de la douche. Lorsqu'elle pousse la paroi qui empêche l'eau de couler partout dans la salle de bains, la buée s'éparpille et disparait rapidement. Il n'en fait pas moins chaud pour autant. Elle attrape sa serviette et se place devant le miroir, où sont regroupées toutes ses affaires. Elle sait, elle sent que quelque chose ne va pas, que ce n'est pas comme d'habitude. Lorsqu'elle pense à Clarence qui est dans la chambre, et qui la fera souffrir dès lors qu'elle quittera cette pièce, elle a l'impression que ses poumons se vident d'un seul coup. Elle a à peine enfilé une culotte qu'elle se sent suffoquer. Ses genoux tremblent, et cette épine dans son cœur a bloqué toute sa respiration. Elle sent une brûlure lui comprimer la cage thoracique, elle essaye de respirer mais ne parvient qu'à faire se propager la sensation de chaleur jusque dans sa gorge. Ses genoux tremblent et la lâchent, et elle s'écroule sur le sol. Elle a dû faire du bruit, puisque de l'autre côté du battant, Clarence s'est redressée dans son lit. Elle lève les yeux au plafond. « Quelle conne », se dit-elle. « Je me demande ce qu'elle a fait tomber. »

Mais les minutes passent, et Léane tremble contre la carrelage froid. « Ok », essaye-t-elle de se raisonner. « Tu connais ces crises. Ce n'est rien. Un mouvement brusque, et tout s'arrêtera, même si ça fera mal sur le moment. »

Mais elle essaye de bouger et n'y parvient pas. « Allez, Léane, fais-le... ». Son corps ne répond pas, et elle commence à avoir froid. Elle respire à peine à cause du lancinement dans sa poitrine, et elle sent ses extrémités s'engourdir. Elle ne sait pas quoi faire, elle doute qu'appeler Clarence serait une bonne idée. Mais elle n'a pas le temps de peser le pour et le contre que celle-ci toque contre la porte.

― Léane ?

La voix de Clarence est nonchalante et presque cinglante. Léane sent sa gorge se resserrer, et une sorte de gargouillis s'en échappe comme si un gémissement s'était étouffé. Ses poumons la démangent, ses muscles du ventre convulsent, mais ce point de douleur ne lâche pas prise et Léane est impuissante.

Soudain, la porte se débloque et Clarence se jette sur elle et la redresse en position assise. Elle ne porte qu'un sous-vêtement, et ses cheveux continuent de dégouliner, mais ça ne semble gêner personne. Elle se rend compte seulement maintenant que son visage est trempé de larmes, mais elle n'a pas la force de les essuyer ou de les cacher. Elle sent Clarence qui tremble contre elle. Léane est épuisée, ses yeux se ferment lentement, mais Clarence manipule son corps d'un mouvement brusque pour lui ordonner de rester consciente. Tout d'un coup, l'air vient gonfler les poumons de l'élève de terminale, et elle ressent une vive douleur en sentant l'oxygène se remettre à circuler dans ses muscles. Ses membres sont engourdis, et elle est flasque entre les bras de Clarence qui, elle, la serre plus fort encore. Elle ressent pour la première fois de sa vie le corps de Clarence contre elle, et le contact de leurs peaux l'une sur l'autre lui électrifie le corps. Ce soir-là, ça fait mal. Elle a pas de partout, chaque caresse que Clarence fait semble lui baigner la peau dans de l'acide. Lorsqu'elle rassemble assez de force, Léane esquisse un mouvement pour se dégager. Le regard de Clarence se trouble, elle se vexe. Elle décide pourtant de rester. Parce que, si sa colocataire ne l'a pas encore remarqué, elle, elle voit très bien que les larmes continuent de couler sur ses joues. Elle a dû avoir très peur. Clarence aussi a eu peur, et elle oublie de le masquer. Son corps tremble, ses mains sont moites, son cœur est emballé. Elle a bien cru la voir mourir sous ses yeux...

― Merde, c'était quoi ça ? finit-elle par s'exclamer.

― Rien d'important.

― Explique-moi. Tout de suite.

Léane n'a pas la force de résister. Sa voix est rauque, fatiguée, son corps est brûlant et glacé à la fois, mais elle capitule.

― Rien de grave. C'est... Je sais pas vraiment.

Elle marque une pause, Clarence ne dit rien : elle voit qu'elle cherche ses mots pour expliquer au mieux ce que sont ces crises.

― C'est comme si on te plante une grosse épine dans la poitrine, dit-elle avec les yeux dans le vague. Chaque respiration te provoque une douleur inimaginable, alors tu n'arrives plus à respirer convenablement.

Elle cherche ses mots, Clarence la fixe dans les yeux et cela la met mal à l'aise. Elle n'aime pas cette proximité. Elle déteste, elle... adore.

― Normalement, faire un mouvement quelconque permet de faire partir la sensation, mais là j'étais incapable de bouger... C'était la première fois. Merci d'être venue. Ça va, maintenant, tu peux retourner à tes préoccupations.

Clarence scanne Léane du regard. Elle est mal à l'aise : cela se sent rien qu'au fait qu'elle refuse de la regarder. Elle l'aide à se relever, puis va pour quitter la pièce, mais se retourne.

― Et si ça se reproduit ?

Léane hausse les épaules.

― Ça ne se reproduira pas.

Clarence la regarde longtemps. Léane est toujours à moitié nue, mais elle ne semble pas en être consciente et Clarence s'empêche avec difficulté de laisser courir ses yeux bleus le long de son corps. Elle tourne les talons, rejoint la chambre et tourne entre les murs avant de réussir à se calmer. Léane a failli y passer, elle sentait son pouls disparaître sous la pulpe de ses doigts. Elle sent ses muscles qui flageolent : elle est toujours terrorisée. Comment aurait-elle pu se pardonner d'avoir laissé Léane mourir sans leur avoir donné une chance ensemble ?

Elle fait les cent pas en attendant que Léane finisse de s'habiller. Toutes les barrières qu'elle s'était efforcée à mettre en elle viennent de voler en éclats. Clarence le sent en elle : ce contact a tout changé. Peut-être pas chez Léane. Elle était étrange, mais après ce qui venait de lui arriver, ça n'avait rien de bizarre. « Dans quoi est-ce que tu t'es encore foutue, Clarence... », songe-t-elle. Elle se laisse tomber sur son lit, soupire, et fait comme si de rien n'était au moment où la porte de la salle de bains s'ouvre.


Pour elle...Where stories live. Discover now